Sasha, Bennie, Lou, Scotty, Jocelyn… et les autres.
Ou le parcours d’un groupe d’adolescents, navigant dans l’univers punk-rock du San Francisco des années 70, avec le ballet de sexe, drogues et beuveries en tout genre que cela sous-entend.
Inséparables alors, la vie va pourtant se charger de les éloigner les uns des autres. Certains se croiseront des années plus tard, pour mieux se perdre de vue ensuite.
Le temps est passé par-là. Les ados insouciants, la tête pleine de rêves, sont devenus des quadras désenchantés.
Ainsi le vélo pliant se justifie si vous faites une partie de votre trajet en train ou en voiture.« Vingt ans ça déglingue un mec, surtout quand on lui a enlevé la moitié de ses intestins. Le temps est un casseur, d’accord ? »
Leurs espérances ont fait long feu ; beaucoup sont retombés dans l’anonymat. Et si certains travaillent toujours dans le milieu de la musique, leur supposée réussite s’apparente plutôt à un échec quand persiste le goût amer de la trahison des ambitions de leur jeunesse.
« (…) existait-il signe de réussite plus patent que celui d’habiter dans un lieu où on se sentait étranger ? »
Où sont passés ses rêves d’absolu quand on renie les Flaming Dildos et qu’on se compromet en produisant à la chaîne de la musique prête-à-consommer ? Vit-on la vie à laquelle on aspirait quand on se ruine en psychanalyse pour soigner une kleptomanie addictive ou en paillettes d’or pour tenter de rebooster une libido en berne ?
« Le monde était indiscutablement un lieu plus paisible sans la demi-érection, sa sempiternelle compagne depuis l’âge de treize ans, mais souhaitait-il vivre dans un tel monde ? »
Le temps qui passe lamine imperturbablement les rêves de jeunesse. Il charrie avec lui son cortège de désillusions, regrets, remords, sacrifices et résignations. Tant sur le plan professionnel que personnel, le gouffre est souvent vertigineux entre les aspirations de la jeunesse et la réalité de la vie d’adulte.
Ronsard, déjà, enjoignait sa Mignonne de cueillir les roses de la vie. Plus tard, Rimbaud a confessé qu’on n’est pas sérieux quand on a dix-sept ans. Queneau, en son temps, rappelait à sa fillette, fillette, que la saison des za, saison des amours, ne dure pas toujours… La liste est longue.
Tout ça pour dire que ce postulat qui sert de point de départ au roman Qu’avons-nous fait de nos rêves ? est des plus rebattus.
En revanche, Jennifer Egan le traite avec maestria. À la façon d’un musicien composant un concept-album (genre en vogue dans les années 70), elle a bâti son roman comme une suite de nouvelles indépendantes, chacune ayant sa tonalité propre, mais reliée aux autres par le fil conducteur du temps qui passe.
Toutes sont également interconnectées via Sasha. Car si tous les personnages ne se connaissent pas, tous (récurrents ou secondaires) ont un lien plus ou moins direct, plus ou moins évident, avec cette figure de proue du roman, incarnation de la théorie des six degrés de séparation.
À chaque chapitre se fait donc entendre une voix différente, aux caractéristiques stylistiques bien spécifiques (la présentation PowerPoint en est l’exemple le plus marquant). Le lecteur mettra parfois un certain temps à identifier son détenteur, à le relier aux autres protagonistes… mais aussi à le resituer au bon endroit (New York ? San Francisco ? Kenya ? Italie ?) et à la bonne époque. Car non seulement Jennifer Egan joue avec les narrateurs mais elle s’en donne aussi à cœur joie avec la géographie et la chronologie !
Sauts dans le temps, dans l’espace… Au lecteur de reconstituer la chronologie des événements (des années 70 à nos jours) au fil des pages, à recroiser les éléments fournis par l’un ou l’autre des narrateurs pour rétablir la réalité des faits, à piocher dans les différents récits pour remplir les lacunes d’une narration qui se fait volontiers elliptique. Une fois recollés les morceaux de ce miroir brisé d’une génération, se font jour des destinées individuelles avec, en trame de fond, les mutations profondes d’un pays, en l’occurrence les États-Unis.
« (…) il était incapable d’oublier que le moindre octet d’information divulgué sur Internet (couleur préférée, légumes de prédilection, position sexuelle favorite) était conservé dans les banques de données de multinationales qui juraient de ne jamais, au grand jamais, s’en servir – bref, qu’on le possédait parce qu’il s’était vendu étourdiment à une période de sa vie où il avait eu le sentiment d’être subversif. »
« Je suis comme l’Amérique (…). Nous nous sommes salis les mains, précisa Jules. »
En dépit, ou peut-être à cause, de sa construction remarquable, Qu’avons-nous fait de nos rêves ? m’est apparu comme une mécanique certes très bien huilée et astucieusement construite, mais aussi froide que le fameux chapitre en PowerPoint. L’absence cruelle d’émotions m’a rendu l’entreprise plutôt stérile au final, voire un chouïa prétentieuse par moments.
Pas moyen de me sentir concerné par aucun des personnages ; alors que j’aurais aimé être agacé, provoqué, chamboulé, touché, je suis resté simple spectateur, au bord du chemin. Le contexte sex, drugs and rock’n’roll n’a pas aidé ; pas plus que le propos incontestablement américano-centré.
« Je m’absente quelques années et le monde entier est sens dessus dessous, fulmina Jules. Des tours se sont volatilisées. On te fouille au corps chaque fois que tu vas voir quelqu’un dans son bureau. Les gens ont tous des gueules de défoncés à force d’envoyer des mails pendant qu’ils te parlent. Tom Cruise et Nicole Kidman ont divorcé et se sont remariés avec d’autres gens… et voilà que ma sœur rock and roll et son mari fraient avec des Républicains. Qu’est ce que c’est que ce bordel ? »
Malgré mon enthousiasme réel à l’idée de découvrir enfin ce roman qui me fait de l’œil depuis sa sortie, couronné depuis par un Pulitzer (gage de qualité s’il en est !) et un National Book Critic Circle Award, Qu’avons-nous fait de nos rêves ? s’est révélé une vraie déception, un rendez-vous manqué.
Je n’en remercie pas moins Babelio et les éditions Points de m’avoir retenu pour cette édition spéciale de Masse Critique.
Dans cette vidéo des librairies Mollat, Jennifer Egan en dit plus sur la genèse et l’écriture de son roman… clarifiant, par la même occasion, le titre de ce billet.
Ce qu’ils en ont pensé :
Adalana : « Je n’ai pas du tout accroché à l’histoire ni à la construction du récit et je me suis ennuyée. Déception donc pour ce roman qui a pourtant obtenu le Prix Pulitzer de la fiction en 2011. »
A Propos de Livres : « J’avoue m’être plutôt ennuyée en lisant ce livre… La deuxième moitié du livre a même été survolée car j’avais hâte de le terminer ! »
Gaëlig : « Qu’avons-nous fait de nos rêves? est une œuvre vivifiante qui demande, avant toute chose, de l’attention. (…) Nous avons ici affaire à un roman mélancolique, drôle et puissant, qui en fait un des livres de l’année. »
La Cause Littéraire : « Revenir sur ses pas pour retrouver son souvenir, manquer de ferme propos, en découdre avec soi-même et les aléas de la vie, son élasticité. Vivre comme une étoile, par sa lumière, longtemps après sa disparition. Il ne faut rien dire de plus, entrer, s’immiscer dans ce livre, de toute urgence. »
Laurent : « Ne passez pas à côté de ce très bon roman, au style littéraire peut-être simple, mais qui je l’espère comptera et pèsera dans cette rentrée ! »
La Ruelle Bleue : « L’effet d’érosion du temps est ainsi fractalisé dans le récit choral en une multitude de coups de griffes, le lent travail des convictions qui s’étiolent est atomisé en autant d’éclats de verre sur les existences friables et éperdues de ces personnages qui sont d’autant plus attachants qu’ils se démènent comme de beaux diables pour ne pas renoncer complètement. »
Plein d’autres avis sur Babelio.
Qu’avons-nous fait de nos rêves ?, de Jennifer Egan
(A visit from the goon squad) Traduction de l’anglais (États-Unis) : Sylvie Schneiter
Points n°3076 (2013) – 416 pages