coral-glynn-peter-cameron-rivages
Un vieux manoir isolé dans la campagne humide anglaise, à l’aube des années 1950.
Un gentilhomme sous le charme de la jeune infirmière engagée au chevet de sa mère mourante. Une domestique acariâtre qui veille jalousement à la bonne intendance de la demeure.
Un vol de bijou, un meurtre, du sexe, des suspicions, des malveillances, des non-dits…

-Open-Go-Vélo-pliable.

Autant d’ingrédients qu’on pourrait croire tout droit sortis d’un épisode de la série Downton Abbey.
Mais malgré sa saveur toute British, Coral Glynn, formidable étude de mœurs, est bel et bien l’œuvre d’un Américain : Peter Cameron.

Coral Glynn est appelée à Hart House pour assister les derniers jours de Mrs Hart qui se meurt d’un cancer. Supervisée par Mrs Prence, fidèle et revêche gouvernante, la maisonnée se réduit à la mourante et à son fils, le major Clement Hart, gravement blessé quelques années auparavant, pendant la guerre.

Malgré la gentillesse du major, la jeune Coral ne se sent pas à l’aise au manoir et ressent régulièrement le besoin de s’échapper de son ambiance pesante et lugubre.
C’est lors d’une de ses sorties dans les bois avoisinant la propriété que sa patiente décède, seule dans sa chambre. Un “manquement” aux yeux de Mrs Prence, qui, dès lors, réservera à Coral son indéfectible animosité !

Sa mère disparue, Clement se retrouve complètement seul, sans autre relation que son ami d’enfance, Robin. En dépit de leur différence d’âge et de classe sociale, Clement propose alors à Coral de l’épouser.

« À la suite de ses blessures, le major Hart s’était vu conseiller de soigner ses brûlures par des greffes cutanées, mais l’idée d’être littéralement écorché vif aussi peu de temps après avoir été brûlé vif lui avait paru si barbare, qu’il avait préféré vivre avec sa peau endommagée. Et assez curieusement, il s’aperçut même avec tristesse qu’il se réjouissait presque de cette dégradation physique, car elle l’excluait du champ de l’existence qu’il redoutait le plus : il était persuadé que son corps abîmé était rédhibitoire en tant qu’amant et, par conséquent, en tant qu’époux ; il éprouvait alors un grand soulagement à la perspective de se retrouver ainsi dispensé de l’amour et du mariage, de même que de toutes les complications ou avanies, initiales et ultérieures, qu’ils occasionnent. Le major se considérait irrévocablement mis à l’écart du monde des relations intimes – une délivrance à ses yeux, car il s’était toujours senti mal à l’aise avec les gens en général et les femmes en particulier – et il savait que, désormais, personne ne s’attendrait à ce qu’il cherchât épouse. Il était comme ces garçons éclopés ou au cœur fragile qui, dispensés de sport à l’école, encourageaient de la ligne de touche leurs camarades en bonne santé qui s’affrontaient maladroitement sur le terrain boueux. Mais l’arrivée de Coral à Hart House l’avait changé et il avait pris conscience que l’ardeur de la passion – qu’il avait crue définitivement réprimée – enflait en lui. Il s’était figuré avoir réussi à exiler l’amour, mais, tel un chien dont on ne veut plus et que l’on abandonne à des kilomètres, il était revenu à la maison en boitant. »

Prise au dépourvu, la jeune fille naïve et inexpérimentée ne sait que répondre à la demande incongrue de son employeur. Comme à chaque fois qu’elle se trouve face à un dilemme, elle est prise de panique, incapable d’analyser clairement la situation, de faire la part des choses. Épouser un homme gentil, qui lui apporte un domaine et une fortune, est-ce de cela dont elle rêve ? Est-ce là le mieux à quoi elle peut prétendre une jeune fille sans famille de sa condition ?
Coral finit par accepter la demande en mariage de Clement, sans être convaincue que c’est bien là ce qu’elle souhaite réellement.

« Alors qu’elle buvait son thé à petites gorgées, Coral balaya la bibliothèque du regard. J’habite ici, maintenant, songea-t-elle. Tout ce qui est là est à moi. Mais cela n’avait aucun sens : c’était comme de penser que Tombouctou lui appartenait. Elle était convaincue qu’elle se sentirait toujours étrangère ici. Mais il faut avouer qu’elle ne s’était jamais sentie chez elle nulle part. Au cours de ces dernières années, son travail itinérant avait fait d’elle une intruse qui, foyer après foyer, accompagnait à chaque fois la tache humide de la maladie ou l’ombre noire de la mort, hôte importune mais nécessaire, tolérée mais jamais adoptée. Alors il était impossible pour Coral de se figurer assise dans une pièce sans avoir l’impression que sa présence était imposée. »

Le lecteur le sent d’emblée : cette histoire d’amour entre deux éclopés de la vie ne s’engage pas sous les meilleurs auspices.
D’un côté, Clement envisage le mariage comme un remède à la solitude, et recherche une compagnie plutôt qu’une femme. De l’autre, Coral, sur qui pèsent les convenances sociales de l’époque, ne se sent nulle part à sa place, n’ose pas dire ce qu’elle pense vraiment, alors qu’un simple mot de sa part suffirait souvent à clarifier une situation confuse.

De la préparation à la nuit de noces, le mariage célébré à la hâte, quelques jours seulement après les funérailles de Mrs Hart, est un désastre dont les multiples accrocs sonnent comme autant de mauvais présages pour Coral : une robe de mariage déchirée avant même la cérémonie ; des inconnus choisis en désespoir de cause pour témoins…
Alors que la sinistre réception n’est même pas terminée, la police fait irruption pour interroger Coral suspectée dans un meurtre commis quelques jours auparavant dans les bois proches de Hart House. Jouant de son influence, Clement réussira tout de même à obtenir de l’inspecteur que celle qui est désormais la nouvelle Mrs Hart ne soit interrogée que le lendemain matin au commissariat.
La nuit de noces, qui par de nombreux aspects n’est pas sans rappeler celle décrite par Ian McEwan dans Sur la plage de Chesil, sera tout aussi catastrophique : Coral passera sa première nuit de femme mariée dans le lit où quelques jours plus tôt est morte la vieille Mrs Hart. Et comme si l’épreuve n’était pas suffisamment pénible, Mrs Prence marquera l’événement à sa façon en préparant sur le lit, à l’attention de Coral, une des chemises de nuit de la jeune sœur suicidée de Clement !

Cameron excelle tout particulièrement dans des dialogues à l’ironie féroce. Un exemple savoureux, parmi tant d’autres : au pub, Clement annonce à Robin, qu’il envisage de demander sa main à la jeune infirmière:

« Comment est-elle? Décris-la moi.
– Elle est plutôt jolie, je trouve, tout en étant assez ordinaire.
– Bah, n’importe qui serait joli en étant joli. Est-elle brune ou blonde ?
– Brune, avec des yeux noirs, aussi. Et relativement grande, et mince. Elle est très discrète et a un sourire charmant.
– Et comment est-elle faite ?
– Je te l’ai dit : elle est mince.
– A-t-elle des seins ?
– Je croyais que toutes les femmes en avaient.
– Oui, mais de grosseur différente. Quelle est la grosseur de ses seins ?
– Quelle drôle de question ! Pourquoi diable me demandes-tu ce genre de chose ?
– Parce que, comme je te l’ai dit précédemment, nous sommes deux hommes qui bavardent dans un pub. Nous devons nous efforcer de suivre le protocole.
– Alors je peux te dire que ses seins – je n’aime pas ce mot – sont parfaitement proportionnés.
– Quel mot préfères-tu ?
– Aucun. Je n’aime pas parler de ce sujet.
– La plupart des hommes, si. En tout cas des hommes qui veulent se marier. Il te faudra faire un effort.
– Je crois qu’elle m’apprécie, expliqua Clement. Je veux dire, à sa façon, timide et discrète. Sans démonstrations. Mais lorsque nous sommes ensemble, je devine…
– Quoi ?
– Je ne sais pas. Peut-être est-ce seulement mon imagination. Mais il y a quelque chose – quelque chose d’étrange. Enfin, d’inhabituel. Un sentiment que je crois partagé.
– Et quel est ce sentiment ?
– Je n’emploierais pas le terme de bonheur. De soulagement, peut-être. Le sentiment qu’il y a quelque chose de vivant entre nous. Une affinité, je suppose.
– De l’amour, peut-être ?
– Je n’irais pas jusque là, corrigea Clement.
– Oui, je sais, dit Robin. Tu n’es jamais allé jusque là. »

Satire du climat conservateur qui prévalait dans les années cinquante en Grande-Bretagne, Coral Glynn est le roman du non-dit, de l’allusion. D’ailleurs, comme dans Andorra, du même Peter Cameron, il flotte sur cette histoire comme un voile vaporeux qui rend la réalité des événements indistincte et mystérieuse.
À cet égard, Coral Glynn est aussi le roman du malentendu, du quiproquo. Et du gâchis. Il émane de chacune de ses pages la tristesse du bonheur manqué, de l’amour perdu.
Et si cela est vrai pour Coral et Clement, cela vaut également pour Robin, toujours amoureux de Clement. Robin qui, par désespoir a conclu un mariage de convenance, et qui voit son « ami d’enfance » lui échapper une seconde fois, au bras de Coral.

« « Amitié » : quel mot dur et frustrant ! Voilà qui n’avait guère de valeur, l’amitié. Voilà qui ne vous tenait pas chaud la nuit. Vous ne pouviez même pas la toucher. L’amitié vous donnait juste un peu de ce dont vous aviez énormément besoin, vous affamait à petit feu, vous affaiblissait, vous sapait. »

Je m’étonne que cet excellent roman, sorti depuis déjà six mois en France, n’ait pas eu plus de retentissement tant dans les médias que sur les blogs. Il est vrai que je suis un inconditionnel de Peter Cameron, que j’ai découvert avec Week end, roman qui figure avec Là-bas -et désormais Coral Glynn -, parmi mes préférés de l’auteur.
À la sortie de Coral Glynn aux États-Unis, les critiques ont comparé Peter Cameron aux sommités du roman de mœurs anglais : Barbara Pym, Elizabeth Taylor, Penelope Mortimer, ou encore Rose Macaulay. D’autres ont cité Wilkie Collins, les sœurs Brontë et Ruth Rendell.
À découvrir d’urgence, donc !

* “Parler à tort et à travers peut coûter des vies” (1940),
slogan de propagande du gouvernement britannique lors de la seconde guerre mondiale.

Le site web officiel de Peter Cameron, pour tout savoir de son actualité.
Rivages ne proposant aucun extrait de Coral Glynn, les anglophones pourront se rabattre sur l’extrait en V.O., disponible sur le site de l’éditeur américain.
De même, ils pourront écouter Peter Cameron parler de son dernier roman sur le site de WMYC (audio) et la chaîne You**be d’Open Road Media (vidéo).

À propos de Coral Glynn, je n’ai recensé à ce jour dans mon agrégateur que l’avis de Cinquième de couverture :

« Un roman tout en ellipse, en non-dit, en pudeur. Un roman d’ambiance, où l’on voudrait s’ennuyer sans y parvenir. Un film, adapté d’un roman de Jane Austen, m’avait donné ce sentiment : “Orgueil et préjugés”. Assurément, “Coral Glynn” pourrait être porté sur grand écran. Une jolie comédie de mœurs si le roman ne portait pas autant de tragédies. »

Coral Glynn, de Peter Cameron
Traduction de l’anglais (États-Unis) : Bruno Boudard
Rivages (2012) – 288 pages