Philip_Roth_Indignation_folio

« J’avais grandi au milieu du sang, de la graisse, des fusils à aiguiser, des machines à trancher et des doigts amputés ou des phalanges qui manquaient sur les mains de mes trois oncles aussi bien que de mon père ; je ne m’y étais jamais habitué, et cela ne m’avait jamais plu. (…)
Du sang sur le sol en caillebotis surélevé à l’arrière des vitrines réfrigérées en porcelaine et verre, du sang sur les balances, sur les fusils à aiguiser, sur les bords du rouleau de papier sulfurisé, sur la lance du tuyau d’arrosage dont on se servait pour laver à grande eau le plancher de la chambre froide – l’odeur du sang est la première chose qui m’envahissait quand je rendais visite à mes oncles et à mes tantes dans leur boucherie. Cette odeur de la carcasse, après qu’elle a été abattue et avant qu’elle ne soit cuite. »

ordre pour qualifier le Fold, ce vélo en kit, pliable à la demande.

Fils unique d’un boucher kascher de Newark (New Jersey), Marcus Messmer est un jeune homme sérieux et travailleur. À dix-neuf ans, il n’a qu’un but dans la vie : réussir son droit.

« Tout ce que je savais sur le métier de juriste, c’est qu’il vous emmenait aussi loin que possible d’un monde professionnel où il fallait porter un tablier puant et taché de sang : du sang, de la graisse, des petits bouts d’entrailles – tout se retrouvait sur le tablier à force de s’essuyer les mains dessus. »

Mais en cette année 1951, plus encore que de ne pas devoir prendre la succession de son père à la boucherie familiale, sa réussite universitaire serait pour Marcus la garantie de ne pas être envoyé se faire massacrer en Corée, où les États-Unis sont en guerre depuis un an.

Soudainement pris d’angoisses irrationnelles quant à la sécurité de son fils, le père de Marcus se montre chaque jour plus étouffant. N’en pouvant plus, le jeune homme décide de quitter le cocon familial et s’inscrit au Winesburg College, une université de l’Ohio, à huit cents kilomètres de là.

« J’ai quitté Robert Treat au bout d’un an seulement. Je suis parti parce que soudain mon père n’avait même plus confiance dans mon aptitude à traverser la rue tout seul. Je suis parti parce que sa surveillance constante m’était devenue insupportable. La perspective de mon indépendance transformait cet homme par ailleurs d’humeur égale, qui ne se mettait que rarement en colère contre qui que ce fût, en homme capable de se livrer à un acte de violence si par malheur j’osais décevoir son attente, cependant que moi – dont l’imperturbable esprit logique avait fait l’un des piliers de notre équipe de débatteurs – j’en étais réduit à hurler de rage impuissante devant son ignorance et l’irrationalité de sa conduite. »

Étudiant modèle, Marcus reste sourd aux tentations qui pourraient le détourner de ses études. Toujours le nez dans ses bouquins, il veille jalousement à ce que rien ne vienne perturber le silence propice à sa concentration et à sa tranquillité, et préfère la solitude de la bibliothèque aux flirts avec les filles.
Fortement dérangé par le chahut de ses colocs, il va changer deux fois de chambrée avant de se dénicher une chambre individuelle, à la limite de l’insalubrité sous les combles d’un bâtiment abandonné sur le campus. Refusant farouchement de se laisser détourner de ses études, il va rejeter toutes les offres qui lui seront faites de rejoindre une fraternité universitaire.

Paradoxalement, son caractère studieux va jouer contre lui : son goût pour l’isolement va passer pour de l’asociabilité, son indépendance pour de l’anticonformisme, sa détermination pour de l’intransigeance.

« J’étais toujours en train de prendre sur moi. Je poursuivais toujours un but. Livrer les commandes et plumer les poulets, nettoyer les billots de boucher, avoir les meilleures notes pour ne jamais décevoir mes parents. Raccourcir ma prise sur la batte de base-ball pour qu’elle frappe la balle et qu’elle retombe exactement entre les joueurs de l’équipe adverse du champ intérieur et ceux du champ extérieur. Changer d’université pour échapper aux restrictions imposées par mon père de façon irrationnelle. Ne pas devenir membre d’une fraternité afin de me consacrer uniquement à mes études. Prendre la préparation militaire avec le plus sérieux pour essayer de ne pas me faire tuer en Corée. Et maintenant, le but à atteindre, c’était Olivia Hutton. »

Olivia Hutton, la jolie rousse qui a réussi à percer la carapace de Marcus, est « une fille merveilleuse qui était devenue, on ne sait pourquoi, alcoolique à Mount Holyoke et qui avait tragiquement tenté de mettre fin à ses jours avec une lame de rasoir. Ce n’était pas une pouffe. C’était une héroïne ». La gâterie inattendue dont elle gratifie Marcus avec un naturel désarmant va tourner à l’obsession chez le garçon.

Quand, en tant que juif athée, Marcus conteste l’obligation de suivre chaque semaine l’office religieux, il est convoqué chez le doyen de l’université.

« Je n’ai pas besoin des sermons des moralistes professionnels pour me dicter ma conduite. Je n’ai certainement pas besoin de Dieu pour cela. Je suis parfaitement capable de mener une existence morale sans en attribuer le mérite à des croyances impossibles à prouver, défiant la raison, des croyances qui, pour moi, ne sont de plus que des contes de fées pour enfants auxquels adhèrent les adultes et qui ne sont pas plus fondées, en réalité, que le fait de croire au Père Noël. »

Touchant de naïveté, Marcus refuse de transiger avec ses convictions.

« J’avais d’excellents résultats. Pourquoi cela ne leur suffisait-il pas, aux uns et aux autres ? Je travaillais pendant les week-ends. Pourquoi cela ne leur suffisait-il pas, aux uns et aux autres ? Je n’avais même pas pu me faire tailler ma première pipe sans me demander, pendant que ça se passait, ce qui pouvait bien ne pas tourner rond pour que j’y aie droit. Pourquoi cela ne leur suffisait-il pas, aux uns et aux autres ? Que fallait-il faire de plus pour donner la preuve de mes mérites ? »

Alors qu’il fuit l’ascendant de son père, Marcus se retrouve confronté à un autre carcan, plus insidieux : celui du conservatisme social et religieux ambiant qui rejette toute différence et condamne toute velléité d’indépendance.
Dans l’Amérique des années 50, et plus encore dans ce coin perdu du Midwest, la société puritaine et bien-pensante voit d’un mauvais œil quiconque ne se plie pas aux usages sociaux. D’autant que certaines, comme l’appartenance à une fraternité ou flirter avec les filles le samedi soir sur la banquette arrière des voitures, sont considérés comme des étapes fondatrices incontournables dans la vie de tout jeune Américain. Ce qui n’empêche pas cette société, pudibonde et hypocrite dès qu’il s’agit des choses du sexe, de faire une sale réputation à la libérée Olivia Hutton.

L’obstination de Marcus à rester fidèle à ses convictions en dépit de la pression sociale va l’amener à prendre des décisions qui, sous des dehors insignifiants, auront des répercussions décisives sur le cours de sa vie.

Bien que profondément pessimiste et mélancolique, Indignation est un roman souvent drôle et d’une implacable ironie : en voulant échapper à la boucherie paternelle, le héros de Philip Roth va se retrouver au cœur d’une boucherie autrement plus sanglante, celle de la guerre de Corée, alors même qu’il s’applique de toutes ses forces à s’y soustraire !

« Oui, le bon vieux défi américain, “Allez vous faire foutre”, et c’en fut fait du fils de boucher, mort trois mois avant son vingtième anniversaire – Marcus Messner, 1932-1952 -, le seul de sa promotion à avoir eu la malchance de se faire tuer pendant la guerre de Corée, qui se termina par la signature d’un armistice le 27 juillet 1953, onze mois pleins avant que Marcus, s’il avait été capable d’encaisser les heures d’office et de fermer sa grande gueule, reçoive son diplôme consacrant la fin de ses études à l’université de Winesburg – très probablement comme major de sa promotion -, ce qui aurait repoussé à plus tard la découverte de ce que son père, sans instruction, avait tâché de lui inculquer depuis le début : à savoir la façon terrible, incompréhensible dont nos décisions les plus banales, fortuites, voire comiques, ont les conséquences les plus totalement disproportionnées. »

Ironie ultime, au détour d’une phrase Roth signale que son angry young man était en fait précurseur qui aurait fait figure de héros vingt ans plus tard.

« En 1971, les bouleversements sociaux, les transformations et les mouvements de protestation des tumultueuses années 1960 finirent par atteindre l’université de Winesburg, si réactionnaire et apolitique qu’elle fût. »

Après un premier rendez-vous raté avec Le complot contre l’Amérique, Indignation[1] signe pour moi de belles retrouvailles avec Philip Roth que j’ai envie de découvrir plus à fond.

Pour voir et écouter Philip Roth parler d’Indignation avec Ben Taylor, c’est ici.

Happy-Birthday

Par ce billet, je me joins à Yspaddaden pour célébrer, ce jour, les 80 ans de Philip Roth.
Si vous souhaitez vous joindre à elle pour célébrer au fil de l’année l’anniversaire des autres écrivains figurant sur sa liste personnelle, rendez-vous sur la page créée spécialement à cette occasion.

Ce qu’ils en ont pensé :

Aproposdelivre : « Je me suis laissée porter par cette histoire dont je ne savais pas où elle aller me mener… J’avais quelques pressentiments sur l’issue de l’histoire mais ce sont vraiment les toutes dernières pages qui donnent à ce livre toute sa force… »

BlueGrey : « On retrouve ainsi, dans ce récit d’apprentissage à la fois caustique et grave, les thèmes familiers de l’univers de Philip Roth : la famille juive, les relations filiales problématiques, les tabous religieux, la sexualité comme énergie vitale, l’histoire moderne des États-Unis et l’hypocrisie puritaine de l’Amérique… Le tout, comme souvent chez Roth, porté par une écriture nerveuse et rageuse, est d’une cocasserie désespérée. »

Carmadou : « Philip Roth fait le portrait de l’Amérique pudibonde, raciste et antisémite, des années 50, en moins de deux cents pages. »

Cathe : « Comment faire face à tous ces bouleversements, comment devenir quelqu’un sans renier ses principes mais en vivant avec les autres ? Beaucoup de questions sont posées dans ce roman de Philip Roth profondément pessimiste sur la nature humaine puisque c’est l’indignation de Marcus et sa sincérité qui le mèneront à sa perte ! »

Charlotte : « Un roman émouvant qui surprend, qui émeut, qui rappelle ce que l’on a tous traversé et ce à quoi l’on a échappé. Magnifiquement bouleversant. »

Dasola : « Le dernier roman de Philip Roth, Indignation, est une grande réussite. Je n’avais rien lu de Philip Roth depuis La bête qui meurt. Je suis toujours aussi enthousiaste. »

Guillome : « Voici un roman d’apprentissage d’une grande force. Philip Roth nous offre un portrait d’un jeune homme en rébellion contre l’hypocrisie puritaine de l’Amérique des années 50, engluée dans la guerre de Corée. Un roman plein de colère et de rage. »

Ingannmic : « J’ai passé avec ce roman un très bon moment, mais il m’a manqué un petit quelque chose pour en faire un coup de cœur. Une sorte de puissance, d’ampleur, qui, dans “J’ai épousé un communiste” ou “Pastorale américaine”, m’avaient littéralement impressionnée. »

Kathel : « Comment une indignation en apparence anodine a pu changer entièrement le cours des choses, c’est ce que Philip Roth montre d’une manière magistrale. »

Lou : « Texte assez court mais dense, resserré, Indignation est de ces livres qui tiennent leurs lecteurs en haleine de bout en bout et qui marquent une fois la dernière page tournée. Outre le style impeccable et le récit maîtrisé, ce roman est aussi le portrait d’une Amérique en partie disparue, pétrie d’un système de valeurs omniprésent qui, lui, me semble-t-il, a en partie survécu. »

Marion : « La force d’Indignation réside là, dans cette vie à l’issue fatale trop rapide qui pourrait ressembler à tant d’autres. »

Plaisirsacultiver : « Indignation est un excellent roman pessimiste de Philip Roth. Le destin implacable de Marcus se décide sur des actions qui semblent insignifiantes, montrant ainsi le peu d’emprise que l’on a sur nos vies. »

Voyelle et Consonne : « Portrait d’une époque mais surtout d’une étape dans la vie de chaque être humain, Indignation est un roman profond qui, sans jouer la carte de la sentimentalité, émeut par sa justesse. L’écriture de Roth touche et amuse, avec finalement une certaine forme de tendresse et, en ce qui me concerne, fait résonner pas mal de souvenirs de l’adolescence et du début de l’âge adulte. »

D’autres avis sur Babelio

Indignation, de Philip Roth
Traduction de l’anglais (États-Unis) : Marie-Claire Pasquier
Folio n°5395 (2012) – 242 pages

Notes

[1] À plusieurs occasions dans Indignation, j’ai été étonné, pour ne pas dire choqué, de trouver l’expression « la librairie du campus ». De la part d’une traductrice de la trempe de Marie-Claire Pasquier, je m’étonne de cette erreur de débutant qui consiste à traduire library par librairie plutôt que par bibliothèque. À tel point que j’en suis venu à me demander si, dans le texte original, le terme utilisé par Roth n’était finalement pas bookshop. Si quelqu’un dispose du texte en V.O., je serais curieux de connaître le fin mot de l’histoire.