sang-d-encre-stephanie-hochet-busclats « Bientôt la mode sera de ne pas avoir de tatouage, ce sera la chose la plus rare du monde. Imaginer une peau vierge. Immaculée comme à la naissance. Aussi pure qu’une eau claire. Les gens s’écriront : Oh, c’est merveilleux votre absence de tatouage ! C’est bien le cas, n’est-ce pas ? Vous n’en cachez pas un dans un endroit discret ? Quelle splendeur, cette peau inviolée, c’est à peine si des grains de beauté accrochent le regard. On ne se lasse pas d’admirer cette étendue parfaite. Et le plaisir d’approcher la main de ce continent vierge. De l’embrasser sans qu’aucun dessin n’arrête votre élan, ne perturbe votre attention. (…)
Mais il faudra attendre longtemps avant que cette époque n’arrive. Elle n’est pas près d’advenir en réalité. Pendant combien de temps devrons-nous supporter de voir des motifs hideux sur des peaux humaines innocentes qui n’ont rien demandé à personne ?
Et surtout la variété de cette vulgarité. Le monde n’est jamais à court d’imagination quand il s’agit d’être vulgaire, c’est un domaine où il est très créatif. (…)
La mode stupide, les facilités blagueuses se développent dans le tatouage comme des virus. »

Le narrateur du roman de Stéphanie Hochet, Sang d’encre, a beau être fasciné par l’art du tatouage, son regard lucide l’a retenu jusqu’ici de franchir le Rubicon. Proposer régulièrement de nouveaux dessins à Dimitri, un professionnel avec lequel il s’est lié d’amitié, lui suffit à assouvir sa passion.
Jusqu’au jour où, en voyage avec des amis en Italie, il remarque une inscription latine sur des cadrans solaires : Vulnerant omnes, ultima necat (Toutes blessent, la dernière tue). La devise lui plait tant qu’il se décide finalement à offrir son corps à l’aiguille et à l’encre.
C’est logiquement à Dimitri qu’il confie le soin de lui tatouer sur le plexus les deux parties de la phrase disposées en forme de croix.
« Suis-je le même homme ? Pas exactement, je porte autre chose en moi, quelque chose qui me tient à cœur – à tel point que j’ai accepté de souffrir pour qu’il m’appartienne ou me désigne ou me porte chance ou tout le contraire. Rapidement, je me suis dit que cette phrase n’était qu’à moi. Prenant conscience de l’absorption du sens par ma peau, les interrogations ont commencé.
Cette phrase a-t-elle la même signification maintenant qu’elle se trouve introduite entre le derme et l’épiderme ? »

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Pleinement satisfait de son “Vulnerant”, le narrateur ne se lasse pas d’exhiber avec ostentation son torse fraîchement orné auprès de ses conquêtes amoureuses. Il se repait de leurs réactions tour à tour curieuses, approbatrices, admiratives.
« Étrange impression d’être marqué comme le bétail, et en même temps se sentir distingué, protégé par ce signe-talisman. Tel un croyant que le prêtre aurait béni. »
Jusqu’au jour où l’une de ces belles d’un soir lui fait remarquer que les premiers mots se sont estompés. Progressivement, la première partie de la devise s’efface jusqu’à disparaître et ne laisser lisible que ultima necat.
« Laisser une trace : la grande obsession des humains. Moi le premier. Comment supporter l’idée que rien ne nous survit ? Comment concevoir l’éphémère sans avoir le tournis ? Réaliser le tatouage a été une réponse à ce malaise, une réponse inappropriée puisqu’il disparaît post mortem quand le corps se décompose. »

À mesure que l’encre pâlit, le sang du narrateur en fait autant. Sans le savoir, il s’est condamné à un destin funeste à peine l’aiguille encreuse a-t-elle percé son derme. La formule censée lui porter bonheur ne va cesser de l’obséder au point de le mener tout droit à la folie.

Habile réflexion sur le tatouage et l’acte irréversible (ou presque) de marquer sa peau, Sang d’encre en cache une autre, plus sombre, sur le temps qui passe, l’obsolescence programmée de toute chose, la mort et ce qu’on laisse de soi.
« Sans trace, que reste-t-il de soi ? Quelqu’un a demandé un jour : quand fond la neige où va le blanc ? »

L’écriture de Stéphanie Hochet a la précision et la redoutable efficacité du scalpel, mais sait aussi se faire sensuelle.
« Un jour, il m’a dit : Tu peux me tatouer si tu veux t’entraîner sur de la vraie peau. Mais je n’ai pas osé. C’était troublant, ce don, cette possibilité si proche, cette intrusion acceptée sur son corps. Ça m’a fait peur. J’y ai vu une offrande comparable à une proposition sexuelle. Du genre : Tu peux me prendre, tu sais. »
En dotant les mots du tatouage-talisman d’une sorte de pouvoir prophétique, l’auteur confère une dimension fantastique à son texte [1]. Dans un premier temps amicale et rassurante, la figure de Dimitri participe également à l’atmosphère inquiétante qui nimbe le récit.

Sang d’encre est un texte très bref mais ô combien intense et troublant. Il y a du Faust et du Dorian Gray dans ce roman.
Comme l’encre du tatouage se diffuse sous la peau, les mots s’insinuent dans l’esprit pour le marquer durablement (définitivement ?) après la lecture.

(*) Where goes the white when melts the snow ? citation généralement attribuée – à tort – à Shakespeare.

En plus de son site officiel, Stéphanie Hochet tient un blog.
Pour Sang d’encre, elle se prête au jeu de l’interview The Next Big Thing.

Ce qu’elles en ont pensé :

Lili Galipette : « Je n’ai pas vraiment réussi à relier tous les aspects de cette histoire. Mais j’ai été tout simplement fascinée par ce tatouage éphémère et la prise de conscience qu’il occasionne chez le héros. »

L’insatiable Charlotte : « C’est dans le choix des mots que réside la force de cette histoire (…) l’écriture de Stéphanie Hochet se déguste avec délicatesse. Elle nous violente, nous empoigne et nous relâche, essoufflé. »

D’autres avis sur Babelio

Sang d’encre, de Stéphanie Hochet
Éditions des Busclats (2013) – 98 pages

Notes

[1] Bien que les points de départ des deux histoires soient différents, Sang d’encre m’a rappelé Vie et mort d’untel, un téléfilm de Fernand Vincent (1980), dont je suis certainement le seul à me souvenir aujourd’hui mais qui m’avait fortement marqué à l’époque de sa diffusion.