Annie François était éditrice au Seuil.
De sa passion (d’aucuns diraient, de son obsession) pour les livres, elle avait fait son métier.
Les vélos pliants présentent quelques limites.
Avec Bouquiner, en une cinquantaine d’entrées qui sont autant de brefs chapitres, elle fait le tour de ses petites manies de lectrice curieuse et vorace, aux envies éclectiques.
Au fil des anecdotes, se dessine le portrait d’une femme de caractère, une passionnée qui porte un regard honnête et malicieux sur son rapport aux livres (et non pas à la lecture, la nuance mérite d’être soulignée pour éviter d’éventuelles déceptions). C’est drôle, enlevé, finement observé.
À la façon d’un avertissement, le sous-titre rappelle que Bouquiner est une autobiobibliographie. Les anecdotes rapportées par Annie François lui sont donc toutes personnelles (à plusieurs reprises, elle fait d’ailleurs allusion à des personnes de son entourage sans qu’elle juge utile de faire les présentations plus en détail).
Il n’est pas question pour elle de recenser avec une rigueur d’entomologiste les relations que les uns et les autres entretiennent avec leurs livres ou, pire, d’ériger ses tics de lectrice en généralités. C’est d’elle dont il s’agit, de personne d’autre.
Pour autant, il n’y a rien d’égoïste dans sa démarche. Il faut recevoir Bouquiner comme les confidences d’une amie à un interlocuteur complice. Du même coup, elle nous invite à passer en revue nos propres manies et notre dépendance aux livres.
Lire Bouquiner, c’est faire la connaissance d’une inconnue et découvrir au fil de la conversation qu’on partage des tas de points communs. Mieux encore, que l’on appartient à la même confrérie, en l’occurrence celle des accros aux livres.
Avec chaleur et humour, Annie François décomplexe (si besoin) le lecteur compulsif qui se retrouvera forcément d’une façon ou d’une autre (adhésion ou opposition) dans les pages de Bouquiner.
Pour ma part, quand j’ai refermé le livre, il était hérissé de post-it qui dépassaient dans toutes les directions.
Pour la bonne bouche (et comme un prolongement au tag de Gwénaëlle et Charlotte), en voici quelques extraits qui me parlent tout particulièrement :
Prêts
« Autant dire que prêter est un problème. (…)
En réalité, il y a deux cas de figure : les prêts sollicités et les prêts spontanés.
Qui n’a pas redouté cet œil fureteur, ce doigt qui traîne sur les tranches et qui s’arrête. Là. Le livre est condamné. On ne le reverra plus. Le cœur se serre. Pas celui-là. Pas à lui, pas à elle, qui ne rend jamais rien ou Dieu sait quand. (…)
Le prêt spontané est encore plus accablant. Masochiste, on est l’artisan de son propre malheur. Avec en prime, l’auréole de la générosité ou le remords de la suffisance : « Comment, tu n’as pas lu Le Sang noir ? »
Emprunts
« Un livre emprunté est sacré. L’ouvrir semble déjà une profanation. On le ramène crispé sur son sac comme une pensionnée qui vient de toucher son mandat à la poste. Toute perte, tout vol seraient pire qu’une catastrophe : un déshonneur.(…)
Quoi qu’il fasse, l’emprunteur est toujours un sagouin. »
Corbeille
« Jeter des livres, c’est aussi déchirant que de brûler des lettres d’amour ou un cahier d’école de sa grand-mère.
Avant de jeter, on triche, on pactise, on négocie avec soi-même. On en écarte trente, on en reprend douze, on en remet deux. »(…)
C’est si dur de se séparer même d’un mauvais roman. »
Odeurs
Depuis l’enfance, mon premier réflexe est de plonger le nez au milieu du livre à demi ouvert. (…)
Les livres ont la bonne ou la mauvaise odeur. (…)
Il y a surtout cette discrète odeur de poussière. Les livres l’aiment et l’aimantent. Elle es épouse, les veloute. Inutile de la traquer. Seul un plumeau peut s’adapter au crénelage irrégulier des rayons, et la poussière, moqueuse, ne quitte l’un que pour mieux se reposer sur l’autre. (…)
Il n’y a que sur les livres et les bouteilles de vin que la poussière soit noble et supportable. Et c’est sans trop de honte qu’on souffle sur la tranche avant d’enfouir son nez entre les pages. »
Accidents
« Le lecteur en apnée est imprévisible : un petit baiser dans le cou peut le faire sauter au plafond. C’est un asocial, un solitaire, une sorte d’autiste. Essayez de l’empêcher de finir son paragraphe. L’être le plus amène s’ensauvage. Tant qu’un lecteur n’a pas reposé son livre de plein gré, c’est un être potentiellement dangereux. »
Bouche à oreille
« Un écrivain, Le Clézio je crois, notait que le succès d’un livre repose sur ses cent premiers lecteurs et sur la rumeur qu’ils propagent. Il est vrai que parfois quelques convives font mieux qu’un bataillon d’attachés de presse et qu’une campagne publicitaire. D’ailleurs, quoi de plus gratifiant que de poser au quinzième lecteur, au grand pionnier. Personnellement, je ne crains pas d’être la énième à louer Christopher Isherwood, mais rien ne me plaît tant que d’être probablement la seule de l’année à évoquer Le carnet vénitien de Liliana Magrini. »
Pathologie générale du lecteur
« Comment le lecteur peut-il emmagasiner tout ça ? Il n’emmagasine pas. Il est amnésique. Un clou chasse l’autre. Pour limiter les dégâts de l’oubli, il note ce qu’il lit. »
Bouquiner, autobiobibliographie, d’Annie François
Seuil (2000) – 208 pages