Est-il plus difficile pour un auteur d’écrire sur des faits réels qui le touchent de près que de créer une œuvre de pure fiction ? Se sent-il, de façon consciente ou pas, des obligations morales qui ne se posent pas avec la fiction ? Cela influe-t-il sur sa façon de travailler ?

Autant de questions qui me taraudaient après avoir refermé Deux généraux, œuvre très personnelle et émouvante dans laquelle Scott Chantler rend hommage à son grand-père. Questions que je lui ai posées et auxquelles il a gentiment répondu.

Les vélos pliants sont des vélos aussi efficaces que des vélos traditionnels.

Les anglophones apprécieront sans doute de découvrir les propos de Scott Chantler dans leur jus, avant qu’ils aient été passés au filtre de ma traduction, en pièce jointe de ce billet.

115306_chantler_scott Ressentiez-vous depuis longtemps le besoin de raconter cet épisode de la vie de votre grand-père ?

Cela fait des années qu’on me conseille d’écrire sur ce qu’a vécu mon grand-père pendant la guerre et j’ai toujours rejeté cette idée. Je pensais que c’était trop personnel, trop intime.
Je n’étais même pas sûr qu’il fût possible de faire des recherches suffisamment poussées et je doutais de pouvoir lui rendre justice.
L’idée m’a trotté dans la tête un an ou deux, mais c’est seulement quand les gens de chez McClelland & Stewart (où a été publiée la version originale de Deux généraux) m’ont demandé de leur proposer quelque chose que j’ai pensé que le sujet leur conviendrait parfaitement.

Votre grand-père vous avait-il parlé de cette période de sa vie ou est-ce que vous l’avez découvert en lisant son agenda ?

Il n’en parlait pas beaucoup, non. Dans la famille, on savait grosso-modo ce qu’il avait fait là-bas mais pas dans le détail, en tout cas pas suffisamment pour en faire un livre.
La plupart de ce qui se trouve dans le livre est le résultat de mes recherches et a été tiré de son agenda, des lettres que son ami Jack envoyait chez lui et du journal de guerre de son régiment.

Ce livre vous a demandé près de trois ans de travail. Était-ce un job à temps plein ou avez-vous travaillé sur d’autres projets dans le même laps de temps ?

Toutes ces années, j’ai travaillé 80 à 90 heures par semaine. C’était chaud ! Pendant cette période, j’ai réalisé le premier volume des Trois voleurs (une série d’aventures pour lecteurs de 7 à 77 ans disponible en français chez Scholastic) et écrit le second. Mais c’est essentiellement Deux généraux qui a monopolisé tout mon temps.

Qu’est ce qui vous a demandé le plus de temps? Le dessin, le scénario ?

Les recherches. Non seulement je devais reconstituer ce qui s’est passé, mais comme j’évolue dans un univers graphique, je devais aussi faire une recherche « visuelle », savoir à quoi ressemblaient les choses.

Qu’est-ce qui vous a paru le plus compliqué ?

Reconstituer les événements du récit a été la partie la plus difficile de mon travail. Aujourd’hui, je comprends mieux par quoi passent ceux qui écrivent à partir de faits historiques. Il arrive que les sources principales se contredisent, que les souvenirs des protagonistes s’estompent, etc.
Parfois on doit s’en remettre à son propre jugement et supputer ce qui s’est réellement passé ou simplement se dire que les faits ne présentent finalement aucun intérêt pour l’histoire. Ce n’est vraiment pas comme raconter une histoire de toute pièce où, en qualité d’auteur, on peut tout simplement inventer le détail nécessaire pour que l’histoire fonctionne.

Cela vous a-t-il gêné de travailler sur des personnages réels, qui plus est sont des membres de votre famille ?

Oui. Et je me suis senti encore plus de responsabilités quand j’ai retrouvé la veuve de Jack Chrysler. Tout à coup, il était aussi question d’une autre famille que la mienne.

Aviez-vous toujours à l’esprit que c’était de votre grand-père dont vous parliez ou est-ce qu’au bout d’un certain temps vous avez agi comme avec n’importe quel autre personnage de fiction ?

Pour ne pas me laisser déborder et paralyser par le sens du devoir, j’essayais de garder à l’esprit que j’écrivais sur un personnage qui avait pour nom Law Chantler et oublier qu’il était mon propre grand-père. Ça ne marchait pas à tous les coups, mais je tenais à rester objectif sur mon travail et ne pas seulement me contenter de me vautrer dans une nostalgie personnelle, pour le meilleur ou pour le pire.

Pendant votre travail de recherche, avez-vous appris des faits (historiques ou familiaux) que vous ignoriez ?

Tout à fait. J’ai appris un tas de choses sur la guerre et sur mon grand-père. Mais je pense que le plus intéressant a été de faire connaissance avec Jack Chrysler, dont je ne savais guère plus que le nom quand j’ai commencé. Maintenant, j’ai le sentiment de plutôt bien le connaître, bien qu’il soit mort il y a près de 70 ans.

Pensez-vous que vous auriez pu entreprendre ce travail si votre grand-père avait encore été en vie ?

Non. C’était un homme beaucoup trop réservé et pudique pour qu’il ait jamais accepté qu’un tel projet voie le jour. Et je ne me serais même pas permis de lui demander. C’est l’une des choses auxquelles il a fallu me résoudre pendant que je travaillais sur le livre.

Ce livre vous a-t-il permis de mieux comprendre votre grand-père ?

Je le connaissais bien dans la vraie vie. Mais je pense que le livre m’a permis de mieux comprendre ce par quoi il était passé et, pour une raison que j’ignore, j’avais besoin de faire ce cheminement. Quand j’étais jeune, même si je les aimais, je pensais que mes grands-parents étaient les personnes les plus désespérément conservatrices qui soient. Je comprends un peu mieux aujourd’hui pourquoi.

Pendant que vous travailliez sur ce livre, aviez-vous à l’esprit que c’était l’histoire de leur grand-père que vous transmettiez à vos enfants ?

Absolument. J’ai deux garçons de neuf et six ans. Et bien que je destinais ce livre à un public adulte, la « voix » qui raconte est très proche de la mienne, essayant d’expliquer à mes enfants (quand ils seront un peu plus vieux, bien sûr) ce qui s’est passé là-bas.

Certaines vignettes de votre BD reproduisent à l’identique de vraies photographies qui appartenaient à votre grand-père. Avez-vous envisagé d’insérer ces photos telles quelles dans votre BD ?

Non, je n’aime pas les albums qui utilisent ce procédé. Je trouve perturbant de passer brusquement du langage de la BD au langage photographique. Mais je pensais qu’il était important d’inclure la photo des « deux généraux » en fin d’album. Cette touche un peu triste, c’est ma façon de rappeler qu’il s’agit d’événements réels, vécus par de vraies personnes.

Travailler sur cette période spécifique (Seconde guerre mondiale) a-t-il eu une influence sur la façon dont vous dessinez ?

Mon travail a toujours été marqué par l’influence des illustrateurs de la première moitié du XXe siècle. C’est la raison pour laquelle j’ai toujours trouvé du travail en réalisant des BD qui se déroulent dans les années 50 et le début des années 60. En quelque sorte, ce projet était déjà en plein dans mon registre stylistique. Je n’ai pas eu à changer quoi que ce soit, vraiment.

Avez-vous l’habitude de travailler en musique ? Si oui, quel genre de musique écoutiez-vous pour ce livre ?

Il y a toujours un truc allumé dans mon studio car je suis incapable de me concentrer dans le silence. Il y a souvent de la musique, effectivement. Quand je travaillais sur Deux généraux, c’était beaucoup de musique classique et de la musique de la fin des années 30 et du début des années 40, pour me mettre dans l’ambiance.

C’est la première fois que vous abordez la non fiction. Qu’avez-vous aimé que vous ne trouvez pas dans la fiction ?

Je n’utilise presque jamais de cartouche narratif dans mes écrits de fiction. J’ai toujours considéré cela comme de la triche. Je pensais que je devais faire en sorte de saisir l’histoire dans sa globalité rien que par le cadrage, les personnages, l’action et les dialogues. Mais ça ne fonctionne pas nécessairement avec la non fiction où il y a besoin de communiquer des tas de dates et de données compliquées. Les faire réciter par les personnages aurait été maladroit et bancal. Du coup, je me suis un peu plus reposé sur les cartouches narratifs.
Mais la principale différence entre les deux, c’est que la fiction est une drogue. On fait marcher notre imagination et on crée autant de scènes que nécessaire pour arriver à une histoire qui nous semble aboutie. La non fiction, en revanche, est soustractive : on commence avec une montagne de documentation et au milieu de tout ça, on doit trouver l’histoire, supprimer telle ou telle donnée jusqu’à ce ne subsiste qu’une histoire qui fasse sens.

Envisagez-vous de revenir à la non fiction un jour ou est-ce que ce livre sera l’exception ?

Je compte bien aborder la non fiction plus souvent à l’avenir. J’ai même déjà un projet en tête mais je ne vous en dirais pas plus !

Raconter cette histoire par le dessin a certainement été une évidence pour vous. Pour autant, avez-vous pensé à raconter cette histoire particulière d’une façon particulière (roman, nouvelle, film d’animation…) ?

Non, je suis un dessinateur et ce que j’aime dans la BD, c’est son pouvoir de pure expression. Je n’ai jamais envisagé de faire autre chose.

Avez-vous déjà été approché pour que votre livre soit adapté au cinéma (film ou animation) ? Est-ce quelque chose qui vous plairait ?

Il y a eu quelques demandes pour l’acquisition des droits cinématographiques mais rien de sérieux à ce jour. Honnêtement, ce n’est pas quelque chose que je recherche à tout prix. Le livre n’est pas écrit comme un film et je ne suis pas très à l’aise avec la sur-dramatisation que nécessiterait une adaptation. Mais, il ne faut jamais dire jamais, non ? Si le réalisateur est bon, et son approche appropriée, j’y réfléchirais.

Deux généraux, de Scott Chantler
(Two Generals) – Traduction de l’anglais (Canada) : Sophie Chisogne
La Pastèque (2012) – 152 pages