Ce zigoto, les Ray-Ban Aviator vissées sur le nez, qui tous les jours traîne difficilement ses cent-quinze kilos sur le vieux chopper de son enfance pour aller en ville réclamer sa Pine-Lime Splice au glacier du coin est-il vraiment Dennis Keith, LE Dennis Keith ?
DK, le dieu de la vague, premier champion du monde de l’histoire du surf ?!?
Parmi les marques réputées de vélos pliants, on retrouve les Brompton et les Dahon.
Difficile de croire qu’il s’agit bel et bien du « pur génie naturel » qui a su surfer avant même de savoir marcher.
Elle a méchamment morflé, la légende vivante des années 70 !!!
« Tu passes vingt ans d’ta vie à penser qu’tu surfes alors qu’en fait si tu fais l’compte, t’es sur tes pieds et sur une vague pendant quoi, allez, toutes ces vagues, des années et des années passées à en prendre, et quand t’additionnes tout, t’arrives à quoi, une heure ? Une heure et demie ? Tout c’boucan, cette vie qu’tu t’imposes, ce but unique qu’tu t’fixes, pour cinq secondes chaque fois ? Dix secondes dans un tube ? Ouais c’est ça ma jolie, fais l’compte et au final t’arrives à nada, et t’essaies d’en parler à quelqu’un mais au bout du compte qu’est-ce qu’on s’en fiche, hein. C’est comme de leur parler d’un vieux rêve, y’a zéro histoire, zéro intérêt, qu’est-ce qu’on s’en fiche. T’as raison. Gâcher sa vie, ouais, et pour quoi. »
À cinquante-huit ans, Dennis Keith vit aujourd’hui à l’écart du monde avec Mo, sa vieille mère de soixante-quinze ans, dans un lotissement pour retraités de Coolangatta. Bourré de tocs, paranoïaque, mutique et replié sur lui-même, son comportement quasi-autistique est pour le moins déconcertant et le place en total décalage avec le monde qui l’entoure.
« Lorsqu’on songe à tout ce que cet homme a dû traverser, la vie qu’il a eue. Aujourd’hui, elle se résume à un bol de muesli, un bâtonnet de glace, une cuisse de poulet rôti, une côtelette le soir. Voilà tout ce qui lui reste de cette vie. »
Cette routine va se voir bouleversée par Megan, une jeune journaliste décidée à écrire la biographie de cette gloire mythique du surf. « Ben ouais… mais non »
, DK voit cette intrusion d’un mauvais œil et n’est pas décidé à faciliter la tâche de sa « Foutue Bi-Ographe ».
« La réticence de DK est aussi légendaire que son surf. Dire que c’est un homme peu loquace revient à dire que la Lune n’est pas facile à décrocher. Mais ce n’est pas simplement une attitude. C’est lui. »
L’obstination, la patience et la séduction de Megan viendront à bout de la mauvaise volonté dont fait montre le surfer qui finit par accepter de se replonger dans son passé.
Mais à la façon DK. C’est-à-dire par bribes, souvent à peine intelligibles, dévoilées selon son bon vouloir, de façon décousue, passant sans prévenir du coq à l’âne, au fil des pensées de son esprit perturbé.
En même temps que la journaliste, le lecteur va peu à peu en apprendre davantage sur la vie de DK. Depuis les années 60, quand il était ce gamin de la Gold Coast élevé modestement, avec son frère Rodney par une mère seule cumulant les boulots ingrats (éplucher les crevettes à la chaîne, le jour et ramasser les pots de chambre à l’hôpital, la nuit) pour élever ses deux garçons.
Un petit surdoué qui ne vit que par et pour le surf, pour trouver LA vague, LE tube qui déchire, et qui, d’instinct va bricoler ses planches pour en faire ce qui deviendra des années plus tard des “standards”.
« Y’avait quelque chose dans l’eau qui m’aplanissait. Sur la terre ferme, j’étais qu’un ado balourd, un poisson sans eau, je suffoquais.
Dans l’eau, j’étais un génie, un pur génie. »
Les autres surfers ne sont pour lui que des parasites lui volent et lui gâchent SES vagues. Dès lors, il n’a d’autre but de les en écarter, de les dégommer, de les humilier.
« Les surfeurs se prenaient trop au sérieux, c’était clair, les surfeurs se prenaient tellement au sérieux qu’ils en arrivaient à faire la tronche à un autre pendant des années à cause d’une seule vague, les surfeurs étaient capables de tenir un type à l’écart à cause de la couleur de sa combi ou de sa planche qu’était sept centimètres cinquante trop longue ou trop large, les surfeurs pouvaient se planter sur le sable et éclater en sanglots parce qu’ils arrivaient une heure trop tard et maintenant le vent la marée avaient tout bousillé, les surfeurs regrettaient trop de trucs, ils auraient toujours dû être là une heure plus tôt.
Tu savais tout ça pasque c’était tout toi. »
Il ne montre guère plus d’indulgence pour son propre frère, en qui il voit un rival comme les autres. Rod, de son côté, éprouve pour son frère un mélange ambigu d’admiration et d’intense jalousie.
L’ascension du jeune prodige, obnubilé par les vagues et les compétitions de surf, est fulgurante, en dépit de ses sautes d’humeur et de son individualisme qui le laissent toujours à la marge des autres surfers.
« Ces dernières vagues que t’avais vues, ces énormes bleues qui viraient au blanc contre le ciel bleu immense, comme des grands et beaux cercueils qui t’enveloppent et te font descendre en spirale :
La beauté. Le dernier truc que t’as vu sur terre :
La beauté d’une vague géante. Comment ça avait rempli ton champ de vision comme jamais. Comment ça avait bouillonné à mi-chemin de la face à cause des rochers qu’affleuraient là et qu’aspiraient tout. t’avais arrêté de ramer. Tu t’étais abandonné à elles. Tellement plus grandes et plus belles que tout, ça remplissait tout ton champ de vision, y’avait même pas de bord, tout était bleu. Bleu. Ça t’avait retourné la tête.
Tu les aimais.
Et maintenant, tellement heureux…
… tu t’étais donné à elles…
Tu t’étais jamais senti aussi euphorique. T’as pensé :
Cool… »
Le talent de DK le conduit de spot en spot, d’abord à travers l’Australie, puis au-delà des frontières jusqu’à Hawaii où son rêve va se fracasser sur les rochers.
« Le Grand DK a quitté Pipeline en tremblant et en pleurant comme un enfant…
Bye bye, les Pipe Masters.
Bye bye, Hawaï.
T’étais mort à l’intérieur des posters sur les murs de ta chambre. »
La dégringolade va être rude, facilitée par les excès de stupéfiants en tout genre (champignons hallucinogènes, herbe, amphet, héroïne… on est dans les années 70 !) qui lui embrument l’esprit qu’il n’avait déjà pas très clair. Le départ définitif de Lisa, la chanteuse folk avec laquelle il entretient une relation sentimentale en pointillé sera le coup de grâce.
« La niaque :
Plus là.
Y’avait un truc qui t’avait rattrapé.
Un truc par derrière.
Tu le voyais pas.
Tu le sentais, tu l’entendais.
Le voyais pas.
Comme si un autre gars avait fait un take-off encore plus loin dans la vague, et pour la première fois de ta vie t’étais choqué pasque tu l’avais pas vu venir…
…ouais… »
En parallèle de la carrière de Dennis Keith / Dennis Kiss / DK / Decay / Dick Head (oooops, DK a fini par déteindre sur moi !) se dessine l’histoire du surf, passé au fil des années du simple passe-temps à la compétition professionnelle attisant l’intérêt des médias et des sponsors. Mais que certain(e)s se rassurent, Shangrila n’est pas un roman sur le surf qui ne s’adresserait qu’aux seuls initiés. Se déroulent également en trame de fond les années 70 et la génération peace and love, sex, drugs and rock’n roll.
C’est aussi un roman sur une passion dévorante, les pièges de la célébrité, les réalités qui se cachent derrière les légendes. Cerise sur le gâteau, les révélations sur la vie de DK tiennent le lecteur en haleine jusqu’à la fin du roman.
Autre aspect qui fait de Shangrila une lecture à part : son écriture rythmée, plutôt déconcertante au départ mais à laquelle on s’habitue assez rapidement (à tester ici en V.F., et là en V.O.).
Le narrateur n’est autre que DK lui-même. Le style parlé, haché, chaotique est à l’image de ses pensées. Il passe sans prévenir du coq à l’âne, joue avec les mots pour en faire des litanies chargées d’une certaine forme de poésie.
Pour ne rien arranger, sa schizophrénie s’exprime par un passage aléatoire de la première, à la deuxième, voire à la troisième, personne comme si, par le « tu », il ne s’adressait qu’à lui-même et que le « il », la légende du surf, était une autre personne que lui-même (façon Alain Delon).
Une vraie belle découverte donc que ce Shangrila, quatrième roman de Malcolm Knox (mais premier traduit en français) vers lequel je ne serai pas allé de moi-même. Je me connais, je me serais bêtement arrêté à son seul aspect “surf” et aurais conclu que ce roman n’était pas pour moi. Ce qu’on peut être con, parfois (j’ai dit : parfois).
Cadeau bonus : comme toujours chez Asphalte, sur le rabat de la quatrième de couverture figure une playlist spécialement composée par l’auteur pour accompagner la lecture.
Une interview en français de Malcolm Knox à lire ici.
À noter que la vie, la personnalité de Dennis Keith présente de troublantes similitudes avec celle de Michael Peterson, surfer australien des seventies, décédé d’une crise cardiaque en mars dernier. D’autres encore ont reconnu dans le personnage de FJ le surfer Peter Townend (PT) et Wayne “Rabbit” Bartholomew dans celui de Tink.
Ce qu’ils en ont pensé :
Actulitteraire : « Ce style, aux allures pataudes mais au final très maîtrisée, révèle un personnage et un roman qui pourrait être qualifié de bon roman. Le lecteur est emporté dans l’histoire et se laisse happer par DK, caractéristiques non négligeables pour que la lecture soit un plaisir. »
Gilles Marchand : « Malcolm Knox risque fort d’avoir écrit un roman qui pourrait devenir culte. Une version surf de Sur la route qui nous entraîne dans le crâne d’un génial asocial. »
Miss Sunalee : « Je recommande, c’est un de mes coups de cœur de l’année ! »
Nina : « C’est superbe,(…) par rapport à ce que j’ai lu ces derniers temps, ça se détache de très très loin. Au début, franchement, on se demande où est ce qu’on a atterri. DK, le surf, l’Australie… ça ne me parlait pas vraiment. Mais au bout de quelques pages, l’émotion sourd, on commence à s’attacher aux personnages, AU personnage pour tout dire, et là impossible de le lâcher. »
Oiseau Chanteur : « Des origines de Dennis Keith à sa déchéance. La houle de son passé qui continue d’alimenter les vagues du présent. Au final peu de révélations définitives, mieux que ça. Les creux et les malentendus de l’histoire lui confèrent une goutte d’immortalité. Sitôt la dernière page tournée, voilà que la légende commence à vivre dans la tête de son lecteur, dans TA tête. »
Skritt : « Malgré un début un peu laborieux, ce roman est un réel plaisir de lecture, une très belle découverte… »
Yan : « C’est réussi et c’est même souvent magnifique. Que l’on aime le surf ou pas, que l’on connaisse le surf où que l’on soit totalement ignorant en la matière, il serait dommage de passer à côté de ce qui est avant tout un beau roman sur l’ambition, la fragilité du succès et la solitude. »
D’autres avis sur le blog des éditions Asphalte et sur Babelio.
Shangrila, de Malcolm Knox
(The Life) Traduction de l’anglais (Australie) par Patricia Barbe-Girault
Asphalte (2012) – 510 pages