cui-zien-levres-peche « Et dès qu’il se met à prononcer des paroles que je refuse d’entendre, ou tout simplement lorsque je veux être sourd à tout bruit et aveugle à tout objet, j’ai mes syllabes magiques et leur puissance incantatoire. J’ai souvent pu constater leur efficacité. même lorsque le violoniste dégoulinant de sang se manifeste dans mes rêves, il suffit de les prononcer pour chasser le cauchemar.
J’étais incarcéré depuis deux ans lorsque j’ai inventé cette formule qui me permet de tenir tête aux débordements trop cruels des souvenirs et aux images de la réalité quotidienne. (…) Lèvres pêche, lèvres pêche, lèvres pêche. C’est parfois avec au cœur un sentiment proche de la gratitude que, silencieusement, du bout des lèvres j’articule et répète. Lèvres pêche. Lèvres pêche, cela ne correspond plus à un morceau de corps, même coloré. C’est désormais la garde de mon âme, l’arc et la flèche de l’existence. Quand j’en ai besoin elle est là, transcendant images, obstacles, temps espace, pensées et concepts qui parasitent l’atmosphère. Lèvres. Pêche. Pêches. Lèvre. Lèvre, pêche. Pêche, lèvres. Lèvres pêche vide néant vide vide vacuité vide béance abandon vide vide néant. Lèvres pêche lèvres pêche lèvres pêche. »

Depuis le fond de sa cellule, un homme scande sans fin ce mantra silencieux. Ancien médecin du service des soins palliatifs, il est incarcéré pour avoir émasculé son fils unique, Xiao Mao, violoniste homosexuel.
Cette litanie qu’il se récite mentalement est la seule façon qu’il a trouvée pour ne pas avoir à écouter le récit des frasques sexuelles de son voisin de cellule, Chunyu, condamné pour crime passionnel. Et accessoirement, un des ex-amants de Xiao Mao.

un vélo pliable original.

Quelles sont ces lèvres pêche auxquelles le vieil homme se raccroche pour ne pas sombrer ? Celles de Ye Hongche, un de ses anciens patients avec lequel il s’est lié d’amitié, homosexuel qu’il a soigné jusqu’à sa mort, allant jusqu’à disperser ses cendres dans le ciel selon ses dernières volontés
Comment se fait-il alors que lui, qui a montré tant d’empathie et de compassion pour cet inconnu, ait eu une réaction si violente envers son propre fils ? Tout simplement parce que Xiao Mao a choisi de vivre pleinement son homosexualité, sans honte ni culpabilité. Une attitude que lui, l’homme de l’ancienne génération, ne peut ni comprendre ni supporter, et qu’il considère comme une tache sur son honneur.
« Si je n’étais pas ton père, je te féliciterais. Tu as de l’audace, de la détermination et un esprit rebelle. Peut-être même louerais-je ta force de caractère et ta capacité d’introspection. Malheureusement je le suis et il m’est interdit de m’amuser ainsi.
Assez intelligent pour inventer des prétextes à ta dépravation, tu réfléchis et obtiens des résultats – purs ou abjects, qu’importe, il est de toute façon impossible de les dénigrer dans leur entier. Mais ton comportement ? Lui trouverais-tu mille raisons et dix-mille motifs, oseras-tu m’expliquer qu’il est exemplaire, correct et noble ? J’avais de la sympathie pour Ye Hongche. En dépit de tous ses efforts pour devenir un homme véritable il a échoué, il n’a pas eu de chance. Tandis que toi tu acceptes ce qui t’arrive le plus sereinement du monde, sans chercher à résister ! Te contentant de te révolter avec arrogance contre l’environnement ! Tu te dis responsable de ton existence, en fait tu n’es qu’un paresseux qui veux jouer le cygne au milieu des canards : te poser en « surhomme » grâce à ton vice.
Je te comprends parce que je suis ton père, « nul mieux qu’un père ne sait le fils », dit le proverbe. »

Lèvres pêche est un roman auquel j’ai eu du mal à accrocher, malgré ses qualités manifestes.
Il est construit autour de trois parties faisant entendre successivement les voix de Chunyu, Ye Hongche et de Xiao Mao. Trois personnages incarnés par trois styles marqués, de la poésie lyrique à la trivialité la plus crue.

Des trois, c’est avec la figure de Ye Hongche que j’ai eu le plus de mal.
Orphelin fragile, gracile, mal à l’aise avec son sexe, il n’est “digne” de l’empathie du médecin (figure symbolique de l’ensemble de la société chinoise) que parce qu’il n’a vécu que des amours chastes, idéalisées et jamais réciproques, et n’a connu de la chair que le viol imposé à l’âge de seize ans par le père de son ami.
« J’ignorais que le monde était divisé en deux camps, qu’il y avait deux genres : les hommes et les femmes. je ne savais pas comment j’étais né, ni où j’étais avant ma naissance, je n’imaginais pas non plus ce qu’on appelle les « chromosomes » puissent être chez moi différents.
J’ai toujours été attentif aux transitions. Le temps et les saisons sont proches de mon être naturel. Plus d’une fois on m’a conseillé de me faire opérer et de changer de sexe, je ne l’ai jamais fait: le plus sincèrement du monde je chéris chaque caractéristique que Dieu m’a accordée. Elles sont mon temps et mes quatre saisons, jamais je n’ai songé à les modifier : je n’en avais pas le droit. »
« Un ange m’a au berceau fait cadeau de la pureté. Le monde des hommes a tenté de me l’arracher, les démons de m’en dépouiller… On perd tant de choses au cours de l’existence : l’amour, ceux auxquels on tient… Mais un bon naturel vous suivra jusqu’au bout. Peut-être n’ai-je pas été assez fort pour me protéger ou décider de mon destin, mais ma transparence et ma candeur, cela j’ai toujours su le garantir. »

J’ai eu beau essayer de le replacer dans son contexte géopolitique et historique [1], cette vision de l’homosexuel, victime fragile et malheureuse, que l’on prend en pitié, m’a fortement dérangé et agacé. Jusqu’à finir par occulter toutes les bons côtés de ce roman.

Ce qu’elles en ont pensé :

Cécile : « Ce livre parle d’une tragédie qui ne semble pas vouloir se terminer. »

Passion des livres : « Forme et contenu intéressants mais je n’ai malheureusement pas eu de réel coup de cœur ; tout reste finalement assez artificiels malgré de beaux moments ; même si l’on ne peut pas dire que ce texte se réduit à un texte militant. »

Katell : « Cui Zi’en contribue – grâce à sa créativité – à modifier le regard de la Chine à l’égard des homosexuels. »

Lèvres pêche, de Cui Zi’en
(Taose zuichun) Traduction du chinois : Sylvie Gentil
Gallimard / Collection Bleu de Chine (2010) – 304 pages

Notes

[1] Premier roman sur l’homosexualité jamais publié en Chine (2003), il y a vite été interdit. Son auteur, Cui Zi’en qui est aussi cinéaste, a été privé de son poste de professeur à l’institut du cinéma de Pékin pour avoir publiquement admis son homosexualité