Lurigancho _Arevalo

Atelier pédagogique sur la tuberculose et le sida dans une cellule collective, prison de Lurigancho, Lima (Pérou), décembre 2005
© Paco Arevalo pour Médecins sans Frontières (D’autres photos, ici)

Le plus rapide à plier, le plus facile à transporter et le plus léger de tous les vélos pliants du marché.

« Il ne parvenait pas à obtenir que les clochards fassent la queue. Bon nombre d’entre eux étaient demeurés et presque fous. Ils se précipitaient en désordre sur le cantinier, leur petit ustensile à la main. Quelques-uns avaient des gamelles bosselées, d’autres seulement des cartons, des bouts de journaux, d’autres riens du tout. Pendant que l’un d’eux recevait l’espèce de bouillie noirâtre qui leur était réservée, le noir faisait reculer les autres avec son bâton. Tous s’enfuyaient ensuite avec leur gamelle ou leur récipient rempli ; et en un instant ils dévoraient le mélange de riz, de vermicelles et de haricots véreux. Ils portaient la bouillie à la bouche avec leurs mains. Et ils revenaient aussitôt, essayant d’en obtenir davantage. Ils tournaient autour des marmites et du noir. Les plus faibles restaient fréquemment les mains vides et même lorsqu’ils parvenaient jusqu’au noir et obtenaient une louche de bouillie dans les mains ou un papier sale, ils n’arrivaient pas à courir assez vite pour échapper aux plus forts. Ils avalaient leur ration en courant. Ils enfournaient les haricots avec le carton, le papier, n’importe quoi, ou ils se mordaient les doigts. Ils n’avaient pratiquement pas le temps de mâcher. Les plus forts les suivaient ; ils leur ouvraient les mains pour prendre les restes ; ils les léchaient ; et si, dans sa fuite, le clochard poursuivi laissait échapper tout ou partie de sa ration, lui et son poursuivant se mettaient à lécher le sol.
Il y avait une grande différence entre le Japonais et le Pianiste, à l’heure de la soupe. Tous deux occupaient le dernier rang parmi les clochards. Mais le Japonais se battait audacieusement pour sa nourriture. Il sautait, il entrait dans la bagarre ; il ne faisait pas attention aux coups de pied de ceux qui étaient derrière ni aux coups de coude de ceux qui étaient sur les côtés. Parfois, quand il touchait au but, on le poussait, on le tirait par les pieds, on déchirait ses haillons. Alors lui aussi donnait des coups de pied en arrière ; il s’accrochait obstinément aux costauds qui étaient arrivés auprès du noir ; ou bien il revenait, si on avait réussi à le tirer plus loin. Il refaisait son trajet, à quatre pattes, entre les jambes des autres et il se retrouvait devant le cantinier. L’obstination et le courage de ce Japonais à la longue barbe clairsemée amusaient beaucoup le noir. Il le défendait avec son bâton et il lui permettait de dévorer sa ration sur place, près des marmites. Il n’avait ni carton ni papier et le noir lui servait la bouillie chaude dans les mains. Le Japonais l’avalait vite fait ; on lui en redonnait et il dévorait la deuxième portion en un instant, la tête levée. Le ciel se reflétait sur son visage ; la lumière opaque d’un ciel sale jouait sur sa barbe éparse, sur ses yeux fermés ; et lui, pendant ce temps, ingurgitait à grand-peine la bouillie noire. Puis il s’en allait, courbé, léchant ses mains et sa bouche. Plus tard, quelqu’un qui n’avait pas réussi à obtenir sa ration allait le trouver directement et le bourrait de coups de pied et de coups de poing. Souriant, le Japonais se pliait en deux pour protéger son estomac.
– Tu vas vomir, merdeux ! lui criait-on souvent.
– Vomis, Hirohito !
Jusqu’à ce qu’Estafilade fasse claquer le fouet au sol ou que Maraví lance un juron obscène depuis le fond de la prison.
Enfin libre, le Japonais faisait face à un souci plus grave : déféquer sans qu’Estafilade s’en aperçoive.

(p. 99-100)

El Sexto, de José María Arguedas
(El Sexto) Traduction de l’espagnol (Pérou) : Ève-Marie Fel
Métailié (2011) – 188 pages