On aime souvent à croire que l’on est unique.
Les enfants plus encore peut-être que les adultes, tant est grand leur besoin de se rassurer sur la place qu’ils occupent dans le cœur de leurs parents.
Les enfants uniques, eux, ne se posent pas la question : cette singularité leur est une évidence.
Les chercheurs ont surmonté les problèmes de volume et de poids qui touchent tous les autres vélos pliants actuellement sur le marché.
La petite Annie était de ceux-là. Fille unique de parents commerçants. Jusqu’au jour où, au hasard d’une conversation surprise entre sa mère et une cliente, elle se découvre une sœur aînée.
« J’avais vécu dans l’illusion. Je n’étais pas unique. Il y en avait une autre, surgie du néant. Tout l’amour que je croyais recevoir était donc faux. »
Une sœur inconnue, décédée à l’âge de six ans d’une diphtérie, deux années avant qu’elle-même ne vienne au monde.
« Tu es entrée morte dans ma vie l’été de mes dix ans. Née morte dans un récit, comme Bonny, la petite fille de Scarlett et de Rhett dans Autant en emporte le vent. »
A compter de cet après-midi d’août 1950 dont elle garde un souvenir prégnant, l’auteur n’évoquera plus jamais avec ses parents l’existence de cette sœur, présence encombrante devenue taboue, qui restera comme une gêne supplémentaire entre eux.
« Tu es l’enfant du ciel, la petite fille invisible dont on ne parlait jamais, l’absente de toutes les conversations. Le secret. »
« Faire le récit de ce récit, ce sera en finir avec le flou du vécu, comme entreprendre de développer une pellicule photo conservée dans un placard depuis soixante ans et jamais tirée. »
Par l’intermédiaire de L’autre fille, Annie Ernaux envoie une missive à cette sœur qu’elle n’a pas connue, avec laquelle elle n’a rien partagé – pas même ses parents – et dont elle ne sait que peu de chose.
« Tu n’as d’existence qu’au travers de ton empreinte sur la mienne. T’écrire, ce n’est rien d’autre que faire le tour de ton absence. Décrire l’héritage d’absence. Tu es une forme vide impossible à remplir d’écriture. »
Cette sœur fait d’Annie, qui se croyait jusqu’alors fille unique, une simple remplaçante. La mort qui l’a fauchée si jeune, a figé la fillette défunte dans une représentation quasi-religieuse de la perfection et de l’innocence, « morte comme une petite sainte »
, selon les mots de sa mère, une fillette « plus gentille que celle-là »
a-t-elle-même ajouté à l’adresse d’Annie qui jouait non loin.
Quand elle évoque la disparue, la narratrice est partagée entre la culpabilité, la jalousie, la reconnaissance et les regrets.
Coupable de n’exister que parce sa sœur est morte, ses parents n’ayant jamais caché leur volonté de n’avoir qu’un seul enfant parce que « on ne pourrait pas faire pour deux ce qu’on fait pour un ». Coupable aussi d’avoir survécu au tétanos alors que sa sœur a été emportée par la diphtérie.
Jalouse de n’être aux yeux de sa mère qu’une fillette turbulente et indocile qui n’arrivera jamais à la hauteur de l’autre à jamais sanctifiée.
Reconnaissante de lui avoir tracé la route, de lui avoir permis d’être ce qu’elle est aujourd’hui et de s’être construite, de façon consciente ou non, en opposition à cette image sainte.
Regrettant de ne pas avoir abordé ouvertement le sujet avec ses parents, d’avoir refusé les perches tendues par certains membres de sa famille, faisant la sourde oreille quand était évoquée furtivement l’existence de cette sœur.
Dans L’autre fille, Annie Ernaux évoque en moins de soixante-dix pages un différend vieux de plus de soixante ans qui, s’il n’est pas la clé qui permet de décrypter son existence entière, a certainement influé sur son parcours de vie, emprunté à contre-courant des chemins tracés.
« Les parents d’un enfant mort ne savent pas ce que leur douleur fait à celui qui est vivant. »
Alors que l’auteur a eu le besoin de couper les ponts avec son milieu social, de mettre de la distance avec sa famille et cette période de sa vie dont elle n’a pas gardé que de bons souvenirs, on perçoit néanmoins dans ce texte une certaine nostalgie.
Sous des dehors abrupts, cette lettre laisse entrevoir la sensibilité à fleur de peau de son auteur. Après toutes ces années, Annie Ernaux ne parvient toujours pas à prononcer le prénom de sa sœur, Ginette, « Comme s’il m’était interdit »
. Elle convient également que la publication dans ce livre d’une des seules photos qu’elle possède de sa sœur lui serait apparue comme un sacrilège.
Aux côtés de cette sœur, une autre figure prend la place restante : la mère, omniprésente, celle « avec qui le combat n’a jamais cessé, sauf à la fin »
. Là encore, derrière une froideur affichée, on devine un attachement viscéral à ses parents qui se traduira concrètement par la visite en 2009 de l’ancienne épicerie familiale transformée en habitation. Un lieu où l’auteur n’avait pas remis les pieds depuis 1945 !
Au fur et à mesure de l’écriture de sa lettre, l’auteur entrevoit certaines réalités : elle, qui a connu une enfance souffreteuse, comprend mieux l’attention de ses parents et « la certitude d’être aimée que prouvaient leur souci constant de ma petite personne et leurs cadeaux. »
De même, la figure d’ange de sa sœur s’estompe pour prendre peu à peu les traits plus réalistes d’une fillette de six ans ordinaire à laquelle elle aura peut-être des choses à dire, à échanger, lors de sa prochaine visite au cimetière.
« Dans quelques jours j’irai sur les tombes, comme d’habitude à la Toussaint. Je ne sais pas si j’aurai cette fois quelque chose à te dire, si c’est la peine. Si j’aurai de la honte ou de la fierté à avoir écrit cette lettre, dont le désir de l’entreprendre me reste opaque. Peut-être que j’ai voulu m’acquitter d’une dette imaginaire en te donnant à mon tour l’existence que te mort m’a donnée. Ou bien de te faire revivre et remourir pour être quitte de toi, de ton ombre. T’échapper.
Lutter contre la longue vie des morts. »
Avec le recul, Annie Ernaux se demande si sa mère n’a pas profité de cet échange avec une inconnue pour lui délivrer ce secret de famille ; si, en définitive, elle n’était pas la réelle destinataire de cette révélation.
Ses parents ont-ils jamais su qu’elle savait ? Elle l’ignorera toujours. Et si jeu de dupes il y a eu, la vérité est restée cachée trop longtemps pour qu’elle ait pu remonter un jour à la surface et que le non-dit soit enfin exprimé clairement. Au fil du temps, les uns et les autres se sont arrangés de ce statu quo.
Comme dans Les Années, Annie Ernaux parvient à faire de son cas personnel un cas universel, où beaucoup de ses lecteurs pourront se retrouver (quelle famille n’a pas son secret ?).
Comme dans Les Années, j’ai aimé l’évocation d’un temps pas si éloigné mais déjà perdu, celui des années 50, de la vie dans les villages, des relations adultes/enfants, du rapport à la religion encore très ancrée dans les mentalités… qui m’ont confronté à mes propres souvenirs.
Par sa quête à partir des souvenirs (les vrais, les déformés, les fabriqués qui semblent vrais….), L’autre fille a fait écho chez moi avec Les disparus, de Daniel Mendelsohn.
L’autre fille est un très beau texte, court et dense, sur ces morts qui prennent plus de place que s’ils avaient été vivants, et dont la présence s’impose à chaque instant aux vivants, faisant obstacle entre eux.
Annie Ernaux inaugure de la plus belle façon qui soit la nouvelle collection des Éditions NiL.
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Ce qu’ils en ont pensé :
Alain : « Un très beau texte au style incisif. Une impression de froideur comme toujours mais la chaleur est en creux… »
Antigone : « J’ai ressenti beaucoup d’émotions à lire ce texte, pour de multiples raisons, dont bon nombre de personnelles. »
Asphodèle : « Il y a des mots terribles dans cette lettre, d’amour, de haine, on ne sait plus trop tant elle-même a eu du mal à se situer dans sa propre histoire. »
Cathe : « En moins de quatre-vingt pages, Annie Ernau réussit magnifiquement à évoquer ce secret, cette filiation cachée qui est un morceau de puzzle essentiel pour elle. »
Cathulu : « Une œuvre singulière et dérangeante qui ne tombe jamais dans le pathos mais creuse au plus profond. »
Cécile B. : « Un Annie Ernaux de la meilleure veine ! »
Cécile : « Ce petit récit est un formidable coup de cœur pour moi qui d’ores et déjà me donne envie de relire “La Place”, “La Honte” et de découvrir ses autres textes que je ne connais pas. »
Clara : « Annie Ernaux m’a touchée une fois de plus, j’ai tourné la dernière page la gorge serrée. »
Delphine : « Au-delà du fait que cette histoire me parle aussi de la mienne, la force de ce texte d’Annie Ernaux c’est de montrer le poids des liens familiaux et des racines. »
Fransoaz : « Un récit bouleversant qui vient des profondeurs pour dire le traumatisme. On imagine l’auteure se faire violence pour extraire ces mots et penser (panser) l’absente. »
Laure : « On souligne volontiers beaucoup de phrases, et ce petit opuscule fait partie de ces livres qu’on garde parce qu’un jour sans doute on le relira. »
Livrogne : « L’auteur va à l’essentiel et son récit distillé gagne le cœur du lecteur, doucement, sans jamais le froisser. »
Mango : « Une belle lecture intéressante mais plus admirable qu’émouvante. »
Sylire : « C’est un récit troublant et sensible mais également original par sa forme et par son thème. »
Véro : « Un livre court qui résonne et habite le lecteur par sa puissance. »
Yohan : « Annie Ernaux signe une lettre qui restera sans réponse, que son destinataire ne lira même jamais. (…) Une lettre pour enfin évoquer cette ombre qui l’a suivie tout sa vie, et enfin affronter cette histoire familiale, seule. »
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L’autre fille, d’Annie Ernaux
Éditions Nil /Collection Les Affranchis (2011) – 77 pages