mann-spleen Pas facile de trouver sa place quand son père s’appelle Thomas Mann, écrivain célébré de par le monde avant même d’obtenir le Prix Nobel de littérature en 1929. Encore moins facile de se faire un prénom quand on a choisi, comme lui, la voie de la littérature.

ans après sa création, Brompton est toujours la référence du vélo pliant.

Si incontestablement Klaus Mann a souffert de cette ombre écrasante, son œuvre en a également pâti, injustement reléguée au second plan, éclipsée par celle du père. Mais aussi par sa propre image de dandy décadent, homosexuel et drogué. Image qui, si elle est partiellement exacte, est néanmoins très réductrice.
Car Klaus Mann est un intellectuel brillant. Clairvoyant, il prend très vite conscience du danger que représente la montée du nazisme dans son pays. Dès 1933, il quitte l’Allemagne et s’engage sans réserve dans un combat contre le fascisme.

Speed regroupe quinze nouvelles écrites entre 1926 et 1943, en Allemagne, et ensuite lors de l’exil de Klaus Mann en Europe, puis aux États-Unis. Plus de la moitié, dont les dernières rédigées directement en anglais, n’avaient jamais été publiées en Allemagne avant 1990.
En attaquant ce recueil, je n’avais qu’une connaissance très parcellaire de la vie de Klaus Mann, puisée essentiellement dans À travers le vaste monde, récit de son tour du monde de neuf mois, écrit à quatre mains avec sa sœur chérie, Erika.

Et pourtant, ce qui m’a frappé au fil de ma lecture, c’est de discerner sans peine la dimension autobiographique de ces textes, de réaliser comment Mann fait appel à son histoire personnelle pour nourrir son œuvre. Perception confirmée par les notices insérées en fin de volume, qui replacent les textes dans leur contexte [1].
Mann introduit dans les quinze nouvelles des thématiques qui lui sont très personnelles : la nostalgie de l’enfance et la figure du père (Le cinquième enfant), l’exil (En terre étrangère), l’engagement politique (Dernière conversation), le monde interlope des cabarets, des bars à marins et des bordels avec leurs cocottes et leurs prostituées (Le dernier cri, Le Moine), leurs petits malfrats et leurs escrocs (La valeur de l’honneur, Speed), l’homosexualité (Douleur d’un été, Speed), la drogue (Romance africaine, Speed)…

D’un texte à l’autre, on passe de l’Allemagne à l’Autriche, de Paris à Marseille, de Prague à New York ou Fez ; des modestes chambres meublées au lustre des grands palaces, des villégiatures aux résidences thermales. Les nouvelles regroupées dans Speed sont disparates en taille (de quelques pages à plus d’une soixantaine) mais toutes sont hantées par la mélancolie et la désillusion (qui conduiront Klaus Mann au suicide en 1949), la solitude (Hennessy Trois Étoiles), les amours déçues (Une belle journée, Avril, Le ventriloque, Enquête) et la déchéance (Triomphe et misère de Miss Miracula, Le dernier cri).

Quand on sait que Klaus Mann tenait Stefan Zweig pour son mentor, on peut être assuré de ne rien trouver de malsain, de sordide, ni même de déprimant dans ces quinze nouvelles. Tourmentée et fébrile, son écriture à fleur de peau se révèle d’une grande délicatesse.
Il était grand temps que l’on redécouvre quel écrivain était Klaus Mann et quel homme il a été.

Les premières pages de Speed sont à lire sur le site des éditions Phébus.
Si vous souhaitez en savoir un peu plus sur Klaus Mann, je vous recommande le billet que Nanne lui a consacré.

Quelques extraits :

« Aujourd’hui, Mme von Humboldt et Mme von Strobin sont fâchées l’une contre l’autre ; elles ne se sont pas dit bonjour quand elles se sont rencontrées à la plage. J’ai d’abord pensé qu’elles se querellaient pour une casserole prêtée et rendue en mauvais état ou à cause d’un livre de Victor Hugo égaré ; mais non, Mme von Strobin en veut à Mme von Humboldt parce qu’on n’a pas emmené Frou-Frou à Toulon. Si j’étais rétrograde, je pourrais trouver surprenant qu’une femme de la meilleure société soit vexée qu’on n’ait pas emmené sa fille de dix-neuf ans au bordel – que ce soit par négligence ou par méchanceté. »
Douleur d’un été, p. 94

« (…) je suis pris d’une abominable nausée face à l’incohérente absurdité de nos destinées. »
Douleur d’un été, p. 105

« Quel souvenir auras-tu de cette époque, plus tard ? Ne la vois pas tout en rose – avoue le : c’est une période difficile ! Mais n’oublie jamais, je t’en prie, que cette morosité de la solitude et de la jeunesse – que cette mélancolie de l’ambition inassouvie et de l’amour insatisfait – recèle secrètement toutes les jouissances, tout l’orgueil, tout le triomphe déraisonnable et donc très doux de la jeunesse. »
En terre étrangère, p. 149

« J’étais exactement comme eux – pareil à un oiseau, détaché – quand j’étais encore dans les bonnes grâces de cette capricieuse magicienne, la marijuana… C’était il y a longtemps. Je suis redevenu lourd – aussi lourd qu’une pierre, qu’un corps humain… Aucune chance d’aller à la même allure que ce couple enchanté. Leurs sveltes silhouettes s’évanouissent déjà. Encore une minute et ils auront disparu – évaporés dans cette brume blafarde… Ces tâches vides – déjà très lointaines, sans traits distinctifs, et luisant faiblement – sont tout ce qui reste de leurs visages. »
Speed, p. 202

« L’oubli – c’est ce que nous cherchons tous, mon ami. L’oubli… l’oubli, répéta-t-il d’’une voix sonore et hypnotique. Le haschisch te le procurera, le baume céleste de l’oubli. Une petite cuillerée de cette drogue magique, mon ami, et tu oublieras les mensonges et les chagrins de ce monde mauvais – grâce à l’herbe miraculeuse, tu t’élèveras à des hauteurs paradisiaques. »
Romance africaine, p. 272

Ce qu’elles en ont pensé :

Kathel : « Grâce à la finesse de l’écriture, rien de morbide ne vient frapper le lecteur. C’est plutôt une sorte de mélancolie existentielle qui imprègne ces textes. »

Mathilde : « Je suis contente d’avoir découvert cet écrivain (…) à travers ce recueil de nouvelles plutôt réussies, alors que je trouve souvent que les recueils de nouvelles sont très inégaux. »

D’autres avis sur Babelio

Speed, de Klaus Mann
Traduction de l’allemand et de l’anglais : Dominique Laure Miermont
Phébus / Collection Libretto (2011) – 313 pages

Notes

[1] Très bonne idée, ces notices qui auraient gagné, à mon avis, à être placées à la fin de chaque nouvelle : j’ai trouvé un peu fastidieux de devoir à chaque fois farfouiller dans les dernières pages pour les consulter (ça c’est le fainéant en moi qui parle).