Herbert-List-Flirt-Capri-1936

Flirt in Capri #1, Capri 1936 © Herbert List

« Il s’ennuie, il doit s’ennuyer à mourir. » Elle éprouvait à cette pensée une délectation étrange, elle s’engageait dans une autre allée, opposée à la direction du retour, avec une sorte de crainte mêlée d’espoir.
L’espoir qu’il allait s’insurger soudain contre cet ennui, se mettre en colère, être blessant, dire des choses atroces qui justifieraient enfin ces vingt ans qu’elle avait de plus que lui.
Mais il souriait toujours. Elle ne l’avait jamais vu nerveux ni désagréable, ni avec ce petit sourire condescendant, ironique, des très jeunes hommes qui se savent désirés. Ce petit sourire qui signifiait si clairement : « Puisque cela vous fait plaisir… Remarquez que je suis absolument libre : ne m’irritez pas. » Ce petit sourire cruel de la jeunesse qui la rendait figée, dure et blessante, qui l’avait fait rompre tant de fois. Avec Michel, le premier chez qui elle l’eût surpris, puis les autres… Il disait « attention », prenait son bras, l’empêchait de déchirer ses bas ou sa robe, cette robe si bien coupée, si élégante, à un buisson de ronces. S’il avait un jour ce petit sourire-là, pourrait-elle encore le renvoyer de la même manière ? Elle ne s’en sentait pas le courage. Non qu’elle l’estimât plus que les autres : elle l’entretenait complètement, l’habillait, lui offrait des bijoux sans qu’il les lui refusât. Il n’avait pas ces manœuvres stupides et grossières des autres, cette mauvaise humeur butée quand ils avaient envie de quelque chose ou qu’ils s’estimaient lésés sur le marché conclu de leur corps contre son argent – c’était plutôt cela en fait : ils s’estimaient lésés. Ils se faisaient acheter n’importe quoi de luxueux, de cher, qu’ils ne désiraient même pas, uniquement pour retrouver leur propre estime. Ce mot d’estime la fit rire intérieurement. C’était pourtant le seul.

Le gigolo (p. 29-31)

et je le conseille vivement comme vélo pliant.

Des yeux de soie, de Françoise Sagan
Stock (2009) – 208 pages