trembaly-traversee-sentiments Après La traversée du continent et La traversée de la ville, retour en compagnie des sœurs Desrosiers dans ce troisième volume de la Diaspora des Desrosiers : La traversée des sentiments.

Il existe des housses de transport spécifiques au vélo pliable.

Éreintées par leur travail, les trois sœurs décident de s’accorder une semaine de vacances à la campagne, loin de Montréal. Un vrai luxe pour ces femmes de condition modeste : Tititte est vendeuse de gants, Teena, vendeuse de chaussures et Maria est serveuse de nuit au Paradise.
Pas question donc d’y sacrifier beaucoup d’argent : elles iront à Duhamel, petit village des Laurentides, coincé entre lac et montagnes. Teena y a une maison où logent sa cousine Rose et son mari Simon, auxquels elle a confié son jeune fils, Ernest, petit garçon de sept ans qu’elle ne voit que deux fois l’an et qu’elle connaît à peine.

Rhéauna (dite Nana), fille de Maria, se réjouit à l’idée de ces vacances. Mais elle déchante vite quand sa mère lui apprend qu’elle compte les confier, elle et son petit frère Théo, à la garde de leur voisine.
La jeune Nana aura beau faire des pieds et des mains pour convaincre sa mère, s’engager à s’occuper sans relâche de Théo, promettre qu’ils sauront se faire oublier, Maria n’en démord pas : elle a besoin de faire un break, de pouvoir décompresser sans ses enfants.

Par un heureux concours de circonstances, Nana et Théo seront finalement du voyage.
Lors de cette pause enchantée, dans ce coin de nature qui se rapproche au plus près d’un paradis perdu, adultes et enfants passeront une poignée de jours inoubliables.

J’avais dit à l’époque comment La traversée de la ville m’avait plus enthousiasmé encore que La traversée du continent, qui pourtant m’avait totalement emballé. C’est donc tout naturellement qu’en ouvrant le troisième volet de cette saga de Michel Tremblay, j’escomptais bien éprouver un plaisir plus grand encore qu’à la lecture des deux premiers.

Voilà deux ans maintenant que Nana a retrouvé sa mère à Montréal. Toute seule, elle a traversé tout le Canada, depuis la campagne où elle vivait chez ses grands-parents avec ses sœurs, pour venir s’occuper de son frère nouveau-né, Théo.
Après un temps d’adaptation (et une tentative de fugue pour retrouver ses grands-parents), la fillette s’est adaptée à son nouveau rythme de vie. Elle a appris à décoder les comportements qui trahissent les humeurs de sa mère. Une sorte de routine s’est installée entre elles deux ; elles se sont apprivoisées. Chaque soir, dès que Maria part pour le Paradise, Rhéauna veille comme une petite maman sur son petit frère.
Finie donc l’agitation des premiers jours de l’arrivée de Nana, les bouleversements que cela impliquait dans sa vie et celle de sa mère, le tourbillon de nouveautés que la fillette a découvert en passant de la campagne à la ville. En cet été 1915, le temps est à l’apaisement.
Tellement, que dans les premiers temps, j’ai été un peu déçu. Et ce n‘est pas la petite semaine de repos de Maria à la campagne qui allait m’apporter le petit coup de peps que j’appelais de tous mes vœux.

Je ne pouvais pas plus me tromper ! Aussitôt qu’au terme d’une petite expédition, les femmes débarquent, avec enfants et bagages, chez Rose et Simon, tout s’illumine.
Certes, je n’ai pas été emporté, comme dans les deux premiers opus, dans une tornade de sentiments qui m’ont fait passer du sourire aux larmes. Non, cette fois-ci, j’ai été submergé par une lame de fond. Les émotions sont remontées lentement des profondeurs, presque traitreusement, pour, une fois libérées en surface, tout balayer sur leur passage.
Dans La traversée des sentiments (j’aurais dû être plus attentif, tout est dans le titre), on n’est plus dans l’exubérance, dans la fougue. On est dans l’intime, la confession, le bilan personnel. En arrivant à Duhamel, les trois sœurs Desrosiers ont juste envie de se poser, de prendre un peu de bon temps, de se retrouver entre filles et décompresser de leur quotidien pas rose tous les jours.
Le « retour à la nature » invite à la réflexion, au retour sur soi. Durant ces quelques jours à la campagne, avec leur cousine Rose, elles vont se faire des confidences, se raconter leur vie de femmes, se chamailler, se mettre en boîte.

Témoin discret, Nana va tout épier, tout écouter, tout engranger, sentant confusément qu’il y a dans tous ces échanges matière à nourrir les livres qu’elle veut écrire plus tard, quand elle sera grande.

Dans ce roman de femmes, une seule figure masculine se détache. Et quelle figure : Simon, le mari de Rose, descendant d’indien Cree, homme des bois au sex appeal indéniable et amant hors pair :
« J’veux vous en parler parce que je sais que tout le monde jase sur mon compte, dans la famille, depuis que j’ai choisi Simon plutôt que l’insignifiant maître d’école que mes parents auraient voulu que je marie , à Sainte-Maria-de-Saskatchewan, y a vingt ans. On a été obligés de se sauver comme des voleurs parce que parsonne, parsonne, n’aurait accepté d’admettre qu’on pouvait être heureux, Simon pis moé, dans notre pauvreté pis notre misère ! Oui, ça fait déjà vingt ans que j’ai marié Simon, vous étirez encore des jeunes filles dans ce temps-là, vous perdiez votre grande cousine, pis peut-être que vous compreniez pas, que vous me jugiez, vous autres aussi, mais laissez-moé vous dire que je l’ai pas regretté un seul jour, un seul instant ! Parce que y a pas une femme dans Sainte-Maria-de-Saskatchewan, entendez-vous, y a pas une femme icitte, à Duhamel, où on a été obligés de venir se cacher, y a pas une femme dans la Gatineau au grand complet depuis vingt ans qui a été comblée aussi que moé par son mari ! Pas une ! Pis y faut que ça se sache ! Que le prix à payer était pas aussi cher qu’on peut le penser parce que… parce que… Si vous saviez… si vous aviez ce que c’t’homme-là est capable de faire à une femme… Sa façon de caresser, sa façon d’embrasser, sa peau, ses cheveux, son poil, son odeur… Son odeur ! Quand y a chaud, y sent le bois, pis quand y a frette, y sent le bois brûlé ! Quand y fait chaud, y me rafraîchit, pis quand y fait frette, y me réchauffe ! Quand y arrive de trapper, y sent la fougère, pis quand y arrive de chasser, y sent l’animal ! Pis quand y a bu, je vois moi aussi pour aller le rejoindre ! Pis les chicanes que vous avez entendues toute la semaine, les reproches qu’on se fait l’un l’autre, les chamaillages, c’est juste un jeu, des étriveries qui mettent un peu d’excitation dans nos journées…Je le sais que vous risquez de pas me croire, que vous allez peut-être choisir de continuer à penser que je faisais pitié, tout ce temps-là, dans ma cabane de bois rond, en tout cas jusqu’à ce que Teena achète la maison de Josaphat-le-Violon pis qu’on vienne s’installer ici-dedans avec le petit Ernest, que j’ai gelé sur mon plancher de bois mal équarri, que j’ai pleuré en me tordant les mains, mais y a rien de ça qui est vrai. Ce qui est vrai, c’est qu’on est pauvres, ça je peux pas vous le cacher, mais j’aime mieux être pauvre et vivre ce que je vis toutes les nuits, toutes les nuits, que de me retrouver riche, en ville, avec parsonne pour me faire ressentir c’que c’t’homme-là me fait ressentir ! »
(…)
« Je prie tous les jours pour que je parte avant lui, comprenez-vous ? Parce que si y fallait qu’y parte avant moé, je pourrais pas le supporter, je m’arrangerais pour aller le rejoindre le plus vite possible. Y est pas trop tard pour vous autres, vous savez, même pour toé, Tititte, qui a commencé tes chaleurs… J’vous souhaite de connaître ça, de crier comme j’ai crié, de demander que ça finisse pus, de pleurer de frustration quand l’homme qui vient de vous honorer se lève pour aller fumer une pipe sur le perron parce que vous auriez voulu que ça continue… Je vous le souhaite vraiment. »

Ce même Simon, tandis qu’il se baigne nu dans le lac en plein orage (scène d’une sensualité torride), sera à l’origine des premiers émois de la jeune Nana, au seuil de l’adolescence.

La traversée des sentiments est une douce parenthèse hors du temps, loin des soucis et de l’agitation.
« Rhéauna voudrait bien sûr que cela ne finisse jamais tout en se doutant que tant de bonheur étiré sur une trop longue période risquerait de devenir ennuyant. Elle a lu quelque part que le bonheur doit se prendre à petites doses et se dit qu’au moins, dans les moments difficiles, quand ils seront de retour à Montréal, elle aura des souvenirs à caresser. »
Tremblay fait mentir Gide et prouve qu’on peut faire de la bonne littérature avec de bons sentiments en nous offrant une ode au bonheur simple, au plaisir de se retrouver, qui fleure bon la forêt (où « ça sent l’arbre de Noël en plein été »), la tarte à la framboise et le rôti de porc et le rôti de veau, qui cuisent ensemble au four toute une journée.

A noter que dans ce roman, Michel Tremblay lance de nouvelles passerelles entre ses œuvres puisqu’on y retrouve des personnages de La grosse femme d’à-côté est enceinte, premier tome des Chroniques du Plateau Mont-Royal : Rose, Violette, Mauve et Florence, les tricoteuses de la rue Fabre, et Josaphat-le-Violon.
Lors de son séjour à Duhamel, Nana reçoit de la part de Simon un recueil de contes, Les contes de Josaphat-le-Violon, annoncé comme le prochain livre de Tremblay. Une sorte d’auto-promo en quelque sorte.

Ce qu’ils en ont pensé :

Arnaud  : « La Traversée des sentiments, c’est vrai, est sans doute moins spectaculaire que les deux précédents périples de Nana, mais c’est incontestablement un pivot important de l’ensemble romanesque qui amène tous les personnages sur le Plateau-Mont-Royal à Montréal. Et puis, la force des tourments intérieurs qui agitent chacun ou presque dans cette histoire gagne en vérité ce qu’elle perd en éclat(s). »

Jocelyne  : « Ces vacances seront l’occasion de se dire, souvent de façon maladroite, tout l’amour qu’on se porte, et de renouer avec certains personnages qui ont fait nos délices. »

Malice  : « Cette lecture a été un régal absolu ! Dès que j’ai commencé ce roman, je ne pouvais plus le lâcher tellement l’écriture est prenante, agréable et les personnages – surtout féminins – diablement bien campés. »

Siap  : « La traversée des sentiments, c’est bien sûr la suite des deux autres, mais c’est aussi un auteur qui ferme une boucle drôlement intéressante. Car tout à coup, sans qu’on s’y attende, nous voilà replongé dans une énigme des Chroniques du Plateau, coup de maître si vous voulez mon avis, pour un grand auteur qui sait bien qu’il ne va pas continuer d’écrire éternellement. »

Suzan  : « Cet ultime tome de la Diaspora des Desrosiers est une réussite à tous points de vue. J’ai aimé les deux premiers volets mais celui-ci a un petit cachet particulier. Est-ce dû à certaines images, certains moments qui sont venus me chercher plus que d’autres? Peut-être mais ce qui est certain c’est que ce récit me laisse et laissera un excellent souvenir de lecture. À lire vraiment. »

Venise  : « Ma déception ne vient pas à proprement parler de l’histoire elle-même. Quand je suis attachée aux personnages, j’apprécie la lenteur d’action et le fait d’entrer dans le pointu des détails des caractères, d’autant plus que Tremblay fait montre d’une habileté incontestable pour le faire. C’est plutôt un certain abus qui m’a fait réfléchir. (…) j’ai eu conscience d’avoir sorti 75 $ de ma poche pour acquérir ces trois romans qui auraient pu facilement en être deux.

La traversée des sentiments, de Michel Tremblay
Actes Sud (2010) – 256 pages