revoyr-loin-vous On ne se débarrasse pas facilement du passé.
Un simple coup de fil suffit à propulser Jun Nakayama cinquante ans en arrière, l’obligeant à se confronter à des souvenirs et à des fantômes qu’il pensait avoir définitivement enfouis au fin fond de sa mémoire.
Septuagénaire discret et sans histoires, Jun jouit d’une retraite douillette dans un des quartiers huppés de Los Angeles. De judicieux placements dans l’immobilier effectués autrefois lui permettent aujourd’hui de vivre confortablement de ses rentes.
Difficile d’imaginer, même pour sa charmante voisine, la sémillante madame Bradford, que Jun a été jadis une authentique star du cinéma muet, idolâtrée par les femmes.

Misez sur le vélo pliant électrique.

Cette époque est bel et bien révolue. Pour preuve, bien que figurant comme n’importe quel autre quidam dans l’annuaire, Jun, au cours de toutes ces années, n’a jamais été dérangé par un seul appel déplacé. Jusqu’à ce matin-là.
A l’autre bout du fil, Nick Bellinger, un jeune journaliste passionné par les premières heures du septième art. A l’occasion de l’ouverture prochaine à Los Angeles du Temple du cinéma muet, celui-ci ambitionne de recueillir les témoignages de quelques gloires passées encore en vie. Agacé par l’importun, Jun finit par raccrocher.
Mais le jeune homme ne s’en laisse pas compter et retente sa chance le jour suivant. Son amour incontestable du cinéma muet, son sérieux et son opiniâtreté auront raison des réserves du vieil homme, flatté quoiqu’il en dise que quelqu’un se souvienne de son glorieux passé.

Ainsi, plus ou moins malgré lui, Jun va devoir se replonger dans son passé, revivre sa jeunesse, de son départ du Japon jusqu’à ce jour où il décide de mettre brutalement un point final à sa carrière alors même qu’il se trouve au sommet de sa popularité. Personne n’a jamais su quelles raisons étaient à l’origine de sa décision : l’irruption du cinéma parlant, fatale à plus d’une grande vedette du muet ? Les lois anti-japonais toujours plus restrictives jusqu’à l’empêcher de tourner ? La désertion d’un public dont l’intérêt se serait reporté sur une nouvelle étoile montante ? A moins que cela ait à voir avec un scandale qui a secoué les studios…
Le vieux monsieur distingué et solitaire de cette année 1964 a été jadis un fringant jeune homme ambitieux et courtisé que Nina Revoyr va nous donner à découvrir peu à peu à l’occasion de ses immersions dans ses souvenirs et les réminiscences de son passé.

Rien ne prédestinait Junishiro Nakabayashi, fils de paysans japonais de Nagano, à devenir sous le nom de Jun Nakayama, une star de cinéma adulée, comme le sera Rudolph Valentino plus tard.
Il a suffit d’une rencontre pour que son destin bascule : de riches Américains en villégiature à l’auberge où il travaille depuis qu’il a quitté le lycée, impressionnés par sa maîtrise de leur langue, l’invitent à intégrer, à leurs frais, l’Université du Wisconsin pour y parfaire son anglais et son amour de la littérature américaine.
A Los Angeles, Jun assiste à Little Tokyo à une représentation théâtrale si mauvaise qu’il va se plaindre auprès du directeur. Soufflé par tant d’aplomb, celui-ci met le jeune homme au défi de faire mieux. Alors qu’il n’a aucune expérience de metteur en scène ou de comédien, Jun accepte. Contre toute attente, le succès sera au rendez-vous. Jun enchaînera les pièces à succès jusqu’à ce qu’un producteur de cinéma le repère.

Le septième Art n’en était alors qu’à ses balbutiements. Hollywood n’était qu’un coin perdu de campagne sur les hauteurs de Los Angeles où, dans une ambiance bon enfant, de jeunes gens pleins d’entrain et d’ingéniosité créaient à partir de pas grand-chose des instants de magie qu’ils mettaient ensuite en boîte.
« Mais les sentiments qui m’envahissaient cependant que j’étais assis dans le noir étaient plus complexes que la simple fierté. Je comprenais également combien notre travail devait paraître hermétique aujourd’hui, pour un public habitué aux voix et aux effets spéciaux, aux coups de feu, à la musique, aux jeux de mots. Cependant, il possédait une fraîcheur et une innocence évidentes, que ce soit dans l’attitude d’Evelyn, dans la mienne, ou dans chaque aspect du film. Nous jouions devant la camera avec une joie sans bornes, comme si nous ne vivions que pour cet instant. Ce qui avait effectivement été le cas, car notre travail n’avait pas résisté au passage du temps. Nos images s’étaient – littéralement – désagrégées. »

Les États-Unis, Californie en tête, connaissaient une montée de racisme envers les Japonais toujours plus virulente. Les nouvelles lois anti-nippons refusaient de considérer les émigrés japonais comme des citoyens à part entière. Jun se verra ainsi cantonné aux rôles “exotiques”, incarnant des personnages troubles, sournois, traitres, incarnation aux yeux des Américains de la nature fourbe orientale.
Au pays, ses compatriotes l’accuseront de faire le jeu des Américains en acceptant de donner une image négative des orientaux et banniront certains de ses films. Plein d’ambition, Jun minimisera toujours les aspects négatifs de ses rôles, n’y voyant que l’opportunité unique offerte à un Japonais d’accéder à la célébrité.
« La fierté, la honte et l’afflux des souvenirs se mêlaient en moi. Car si je comprenais mes réactions devant le film en général, je ne savais comment appréhender l’acteur que j’avais vu sur l’écran. Ce jeune homme était dynamique et intrépide, il n’avait pas peur d’aller à l’encontre de ce qu’on attendait de lui. Ce jeune homme avait travaillé inlassablement pour l’amour de son métier. Je me demandais ce qui lui était arrivé. »

D’ailleurs, si l’Amérique était raciste, est-ce que les studios lui auraient donné ce rôle qui va le propulser au faîte de la gloire ? LE rôle qui lui ouvrira grand les portes de la célébrité et inscrira son nom en lettres de feu au panthéon des premières stars hollywoodiennes.
« Il n’est pas aisé de nos jours, dans l’atmosphère si différente des années soixante, de donner une idée du choc qu’avait représenté Tour de passe-passe cinquante ans plus tôt. C’était une époque où l’on ne s’embrassait pas en public – et voilà que moi, je plaquais mes lèvres sur le cou d’Elizabeth. C’était une époque où, dans les cinémas, les spectateurs japonais étaient assis séparément des Blancs – et voilà que moi, j’avais mon nom qui brillait au fronton des salles. C’était une époque où la plupart des personnages d’Orientaux étaient encore interprétés par des acteurs blancs, ainsi qu’avait fait Mary Pickford la même année dans Madame Butterfly – et voilà que moi, je tenais le premier rôle dans une grosse production. La sensation qu’avait causée notre film était un phénomène absolument sans précédent, qui avait étonné même ceux qui avaient participé à sa réalisation. Ce soir-là, lors de la première, un hoquet de surprise perceptible s’éleva de la foule lorsque Sasaki se pencha au-dessus de l’épaule de Clara et, une fois le rideau baissé, l’ovation debout se prolongea pendant cinq bonnes minutes. »

Dès lors, Jun va connaître une ascension fulgurante. Du jour au lendemain, il sera de toutes les soirées organisées par les studios. Dans des accès d’hystérie, les femmes hurleront son nom lors de son passage, essayant par tous les moyens de le toucher… Tout à sa fierté d’avoir réussi, Jun feindra de ne pas voir ceux qui se détournent sur son passage, de ne pas entendre les ragots xénophobes qui circulent à son encontre.

Outre la minutieuse restitution de la vie de studios d’Hollywood et des pionniers du cinéma muet, la grande force de Si loin de vous réside dans la complexité et l’ambivalence de son personnage central : à la fois conscient de son talent, fier de sa réussite et pourtant faisant toujours preuve d’une extrême courtoisie, d’une retenue pouvant passer pour de la raideur.
Plus il révélait de sa personnalité, plus je pensais à Stevens, le majordome des Vestiges du jour, de Kazuo Ishiguro. Comme lui, Jun s’en est toujours tenu à ses principes, quitte à faire parfois des mauvais choix, à passer à côté du bonheur, sciemment ou non.

Pourtant, les occasions d’être heureux n’ont pas manqué. Hanako Minatoya, Elisabeth Banks, Nora Niles. Trois femmes, trois actrices, qui l’ont aimé chacune à leur façon et qu’il n’a pas su retenir. Aujourd’hui, septuagénaire et solitaire, il doit s’arranger avec sa culpabilité et ses regrets.
« J’aimerais pouvoir dire, comme beaucoup de gens, que je n’avais pas su reconnaître les moments-clés de mon existence lorsqu’ils s’étaient produits. Mais je ne le peux pas, parce que ce serait faux. Je l’avais su précisément. Je l’avais su précisément et j’avais été incapable d’empêcher cela. C’était comme si j’avais vu se dérouler un événement affreux de derrière la vitre d’une fenêtre sans pouvoir la briser pour intervenir. Ma vie tout entière avait changé au cours de quelques brefs instants et je l’avais su. La seule chose que j’avais ignorée, c’était à quel point elle allait changer et combien ce serait irrémédiable. »

Si loin de vous est un roman multi facettes : passionnante épopée sur la naissance d’Hollywood et les débuts de l’âge d’or des studios ; suspense bien mené qui tient en haleine de bout en bout, même si le final peut paraître une peu trop happy end ; mais surtout, réflexion tout en finesse sur les choix à faire dans une vie, les occasions manquées, les regrets, la cohabitation avec les fantômes du passé. Un très beau roman, marqué du sceau de la langueur, de l’émotion et de la nostalgie.
« Parce qu’il m’apparut alors que le moment où j’étais allé la féliciter en coulisses et où la force de son interprétation m’avait tellement stupéfié que j’en avais été presque sans voix ; que ce moment-là pourrait résumer toute mon existence. Je comprenais à présent que je n’étais pas resté muet parce que je ne savais que dire. J’étais resté muet parce que les mots auraient été trop faibles pour décrire ce que j’éprouvais, et la puissance de ces sentiments m’avait troublé. Et aujourd’hui, bien des années après et bien trop tard pour les regrets, je déplorais cette incapacité à exprimer ce que j’avais ressenti au plus profond de moi, ainsi que les décennies de vide qui avaient suivi. Car j’ai l’impression d’avoir passé de longues années de ma vie à revivre tout le temps cet instant. J’ai l’impression d’avoir toujours été planté là, avec le bonheur à portée de main, brûlant de m’en emparer, mais m’en retenant toujours. »

Un grand merci à Cathulu. Si tes étagères me remercient, les miennes te sont grandement reconnaissantes.

Ce qu’elles en ont pensé :

Amanda : « Un roman nostalgique parfois tout en finesse, parfois soporifique. »

BlueGrey : « Un moment de lecture tout à fait charmant. »

Cathulu : « Un moment de lecture tout à fait charmant. »

Celsmoon : « Malgré une grande sensibilité pour ce type de cinéma, je n’ai pas rêvé. Et je passe sur mon hermétisme aux sentiments de Jun Nakayamo. Je crains avoir eu un rendez-vous manqué avec ce roman qui semble, somme toute, avoir conquis plus d’un lecteur. »

Clarabel : « J’ai adoré ce roman, d’une élégance folle ; il nous balade d’avant en arrière sans nous donner le tournis, offrant une intrigue qui tient en haleine, et qui éblouit en même temps. Et ce sont 375 pages dévorées avec gourmandise et reconnaissance d’un livre bien fait, bien écrit et bien fourni. »

Delphine : « J’ai aimé me plonger dans la folie de la construction des grands studios, dans les faits divers, l’influence des média, le jeu accepté des acteurs, que l’on retrouve comme un jeu de miroir lorsque le petit fils du studio de cinéma, fait sa proposition à Jun dans les années 60. »

Emma : « Une lecture que je recommande pour tous ceux qui veulent en savoir plus sur le cinéma muet, ses codes et ses mises en scène, les immigrés Japonais aux USA au début du XXème siècle, et surtout sur les regrets d’une vie que l’on a particulièrement bien gâchée. »

Joëlle : « J’ai de suite été sous le charme du récit, lent et aux multiples flash back, qui nous plonge dans la vie et la carrière de Jun Nakayama. L’ensemble est empreint de nostalgie et m’a particulièrement touché (…). Un vrai régal ! »

Katell : « Le roman de Nina Revoyr est une lecture plus que plaisante malgré une lenteur, certainement voulue afin de faire ressentir la nostalgie latente et le sépia de l’ambiance des souvenirs, qui derrière le rythme presque ralenti scande une descente au cœur de l’intériorité que le héros a voulu oublier. (…) Une balade dans le temps tout en délicatesse. »

Kathel : « Les thèmes abordés, ambition, racisme, culpabilité et regrets ainsi que la vie sentimentale de Jun, intimement mêlée à sa vie professionnelle et racontée avec beaucoup de pudeur, font que j’ai passé un bon moment. »

Keisha : La petite intrigue policière qui baigne dans les non dits de Jun est subtilement annoncée au tiers du roman et peut relancer l’intérêt du livre d’après certains avis.

Leiloona : Un roman qu’il faut apprivoiser : l’écriture condensée est loin des standards habituels et elle met le lecteur à distance de l’histoire. Malgré tout, au fil des pages, je me suis attachée aux personnages, et surtout à Jun que la vie n’a pas forcément épargné mais qui garde toujours une certaine prestance. »

mAlice: « J’ai trouvé ce roman fort intéressant, mais très froid, manque d’émotion évident en ce qui concerne le personnage de Jun Nakayama. (…) Au final j’ai trouvé ce roman intéressant oui, mais un soupçon soporifique. »

Miss Alfie : « Hélas, comme souvent, un épilogue sympathique, mais trop étoilé, donne un parfum de trop parfait à cette fin qui aurait peut-être mérité plus d’ambivalence pour coller à la personnalité finalement complexe de Jun… Ceci dit, on ne rechignera pas devant un roman au goût de rêve américain qui nous entraîne en plus dans les rues de Little Tokyo au début du siècle ! »

Nanne : « “Si loin de vous” est le roman de la nostalgie sur le temps qui passe, des occasions manquées et des amours tus ou dissipés. C’est un roman comme un paravent japonais, filtrant le superflu pour ne laisser apparaître que l’essentiel. »

Papillon : « Un roman agréable à lire pour les vacances mais qui ne me laissera pas un souvenir impérissable… »

Praline : « Le style est simple, tout en finesse comme notre personnage. L’usage du flash back et du fondu est très maîtrisé, donnant à ce roman une grande douceur. Beaucoup de nostalgie, de réminiscences pour un homme en fin de vie qui apprend tardivement à assumer son passé. Superbe ! »

Saxaoul : « Vie des acteurs -réels ou fictifs-, relations avec les studios, gloire, fêtes, histoires entre les uns et les autres : tout y est ! Ce n’est cependant pas le seul aspect intéressant de ce livre qui évoque également la montée du racisme anti-japonais et propose une réflexion sur le temps qui passe, les regrets et la relation avec son propre passé. (…) Bref, j’ai passé un agréable moment en compagnie de ce livre ! »

Stephie : « J’ai vraiment trouvé ce roman délicieux, j’ai pris énormément de plaisir à cette lecture. Certes, comme je l’ai lu à de nombreuses reprises, le rythme y est lent. Mais j’ai pris un plaisir fou à rentrer dans cet univers désuet, à partager le destin de tous ces personnages abîmés par la célébrité et à suivre Jun jusqu’à la révélation de l’événement qui a complètement inversé le cours de sa carrière. »

Sylire : « Je dois dire toutefois que la première partie m’a semblé un peu longue en raison de nombreuses digressions (qui ont leur importance, mais je ne l’ai compris qu’après). Je me félicite d’avoir persévéré car j’ai adoré la seconde partie du roman, concentrée sur les raisons qui ont provoqué la chute professionnelle de l’acteur. »

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Si loin de vous, Nina Revoyr
(The age of dreaming) Traduction de l’anglais (États-Unis) : Bruno Boudard
Phébus (2009) – 376 pages