Sur la route de Negishi à Mississippi Bay – Yokohama, Japon (circa 1880) © Okinawa Soba
Leurs vélos pliants récompensés combinent une utilité légendaire et un trajet inégalé.
« A ces paroles, mon père sourit, puis il donna un coup de pied dans la terre. Ses grandes bottes étaient éclaboussées de boue.
– Ta mère pense que nous allons peut-être te perdre, Junichiro. Elle dit que même quand tu es là, tu n’es pas réellement là.
– C’est tout le contraire, père, rétorquai-je en sentant ma gorge se serrer. Même quand je ne serai pas là, je serai toujours là.
Il se redressa de toute sa hauteur, qui n’égalait pas tout à fait la mienne.
– Alors c’est donc vrai que tu vas nous quitter.
Il prononça ces mots en regardant droit devant lui, et je l’imitai. Même si j’étais plus grand que mon père, j’avais l’impression d’être un petit garçon.
– On m’a offert la chance d’étudier dans une université en Amérique. Une famille américaine que j’ai rencontrée à Karuizawa est disposée à me payer le voyage et les frais d’inscription à l’université.
Mon père digéra ces informations en silence pendant quelques instants.
– Et pourquoi faut-il que tu ailles en Amérique pour tes études ? Qu’y a-t-il donc là-bas que tu ne peux trouver ici ?
Incapable de songer à une réponse qui puisse l’amener à comprendre, je continuai à fixer les rizières. Un corbeau plongea au milieu des rangées de riz, nullement gêné par l’épouvantail revêtu de nos vieux habits qu’avait conçu mon frère. Mon père donna un nouveau coup de pied dans la terre avant de reprendre la parole.
– Je ne me mettrai pas en travers de ton chemin, Junichiro. Mais cette occasion qui se présente à toi est à la fois plus et moins que tu ne le crois. Cette expérience va te changer d’une façon que tu es incapable d’imaginer aujourd’hui. Et si tu pars, jamais plus tu ne reverras ton père.
Je lui lançai un coup d’œil, puis me détournai.
– Bien sûr que nous nous reverrons, père. Ce n’est que pour quatre ans.
– Quatre ans peuvent être toute une vie. Et le monde dans lequel tu t’apprêtes à entrer s’ouvrira sur de nombreux autres mondes – puis, après une pause où il s’absorba dans la contemplation des montagnes : Je ne suis pas surpris que tu t’en ailles. De tous mes enfants, tu es celui qui regarde toujours devant lui, qui voit toujours ce qu’il y a après le prochain virage. Mais tu ne dois pas oublier de sentir le sol qui est sous tes pieds. Songe à vivre là où tu te trouves, pas seulement là où tu crois que tu devrais te trouver. Sinon, tu finiras par ne vivre nulle part. »
(p.82-83)
« J’avais douze ans lorsque j’appris l’existence de ce roman : une après-midi, alors que je rentrais chez moi après l’école, je surpris un camarade de classe en train de pleurer en lisant un livre sur le perron de sa maison. Après l’avoir taquiné à propos de son excès de sensibilité, je lui demandais ce qui pouvait bien lui causer un tel chagrin. Sans un mot, il me tendit l’ouvrage, dans lequel je me plongeai séance tenante, tellement captivé par la chronique des malheurs du jeune officier Kubota que j’en oubliai la présence de mon ami. Plus tard, quand il eut terminé le livre, il me le prêta. Comme ma famille aurait réprouvé de me voir m’intéresser à quelque chose d’aussi frivole qu’un roman, je le dissimulai dans le poulailler, où je le lisais par bribes quand j’allais nourrir les animaux. Plusieurs jours durant, chaque fois que je retournais à la maison, il était manifeste que j’avais pleuré, jusqu’à ce qu’un beau matin ma mère finît par secouer la tête après m’avoir regardé.
– Jun-chan, tu t’attaches trop aux poulets. Ne sois pas triste. Peut-être que nous allons bientôt devoir les tuer, mais je te promets qu’il y en aura toujours d’autres.
Ce roman eut sur moi un effet considérable – d’ailleurs, je pourrais même aller jusqu’à affirmer que c’est sa lecture qui a suscité chez moi l’amour de l’art -, à tel point que c’est l’un des rares objets que j’avais apportés avec moi en venant du Japon et qui ne fût pas de première nécessité. »
(p.36-37)
Si loin de vous, de Nina Revoyr
(The age of dreaming) Traduction de l’anglais (États-Unis) : Bruno Boudard
Phébus (2009) – 376 pages