sukkwan-vann Jim vient de se faire jeter par sa seconde épouse.
Pour tenter de mettre fin à une spirale d’échecs personnels, il a vendu son cabinet de dentiste, sa maison et a fait l’acquisition d’un cabanon perdu au milieu de l’île de Sukkwan Island, au sud de l’Alaska.
Dans l’espoir de renouer avec Roy, son fils de treize ans qu’il a peu vu depuis qu’il a déserté le foyer, Jim lui propose de l’accompagner à Sukkwan Island, vivre une année folle, à la façon de deux rescapés d’un naufrage.
Vivre les aventures des Robinson suisses explorant une terre inconnue et sauvage, quoi de plus excitant pour un jeune garçon de treize ans ? Après y avoir réfléchi, Roy accepte de suivre son père.

Une fois leur matériel débarqué (nourriture, outils, vêtements, armes, cannes à pêche, radio…) et l’hydravion reparti, le père et le fils commencent à aménager la cabane. Habitation au confort pour le moins sommaire puisqu’elle n’est équipée que d’un poêle, trônant au centre de la pièce.
Bien entendu, l’électricité et l’eau courante ne sont pas acheminées en ces terres si éloignées de la civilisation. Et pour aller aux toilettes, abri de planches tout aussi rudimentaire, il leur faut parcourir les trente mètres qui les séparent de la cabane.
« L’espace d’un instant, Roy eut la sensation de débarquer sur une terre féérique, un endroit irréel. »
« Ils s’installaient à présent dans une petite cabane en cèdre au toit pentu en forme de A. Elle était blottie dans un fjord, une minuscule baie du Sud-Est de l’Alaska au large du détroit de Tlevak, au nord-ouest du parc naturel de South Prince of Wales et à environ quatre-vingt kilomètres de Ketchikan. Le seul accès se faisait par la mer, en hydravion ou en bateau. Il n’y avait aucun voisin. Une montagne de six cents mètres se dressait juste derrière eux en un immense tertre relié par des cols de basse altitude à d’autres sommets jusqu’à l’embouchure de la baie et au-delà. L’île où ils s’installaient, Sukkwan Island, s’étirait sur plusieurs kilomètres d’épaisse forêt vierge, sans route ni sentier, où fougères, sapins, épicéas, cèdres, champignons, fleurs des champs, mousse et bois pourrissant abritaient quantité d’ours, d’élans, de cerfs, de mouflons de Dall, de chèvres de montagne et de gloutons. Un endroit semblable à Ketchikan, où Roy avait vécu jusqu’à l’âge de cinq ans, mais en plus sauvage et en plus effrayant maintenant qu’il n’y était plus habitué. »

, un vélo pliable, un tricycle pliable ou mêm un scooter pliable électrique ou à essence que vous pouvez emporter facilement chez vous même si vous ne disposez pas de garage.

Avec bonne humeur et entrain, Jim et Roy s’attellent au plus urgent : préparer l’arrivée du rigoureux hiver qui les attend. Explorer les environs, chasser, pêcher, bâtir un fumoir pour conserver la viande et le poisson durant tout l’hiver, stocker du bois pour alimenter le poêle, fabriquer un abri pour le protéger de la pluie et le conserver tant que se peut au sec…

Rapidement, l’euphorie des premiers jours laisse place à la dure réalité : jouer les explorateurs est moins aisé qu’il n’y paraît. Les travaux avancent laborieusement. Surtout, rien ne se déroule comme espéré.
Peu à peu, Roy s’aperçoit que son père est dans l’improvisation la plus totale, qu’il s’est jeté dans l’aventure sans aucune préparation préalable, sans même avoir anticipé le moindre obstacle à son projet. L’inquiétude du jeune garçon croît de jour en jour. Le fait que père et fils se connaissent très mal ajoute à son désarroi. Et ce ne sont pas les sanglots nocturnes de Jim qui vont le rassurer.

Les ennuis s’abattent les uns après les autres. Au moment d’utiliser la radio, Jim constate qu’elle ne fonctionne pas et que, incapables de contacter le pilote de l’hydravion pour un éventuel ravitaillement, ils se retrouvent complètement livrés à eux-mêmes. Un jour qu’ils rentrent d’une promenade, ils découvrent leur cabanon totalement mis à sac par un ours, leurs réserves de nourriture englouties, leur matériel détruit… Quelque temps plus tard, Jim sera victime d’une grave chute :
« Debout, sous la pluie fine, Roy ressentait des choses qu’il ne parvenait pas à analyser. Sa peur avait presque disparu, mais une part de lui-même qu’il ne comprenait pas bien aurait voulu que son père meure de sa chute, pour qu’il soit soulagé, pour que tout s’éclaircisse et qu’il puisse reprendre le cours normal de son existence. Il avait peur de raisonner ainsi, peur de jeter un mauvais sort, et à la pensée qu’il avait failli perdre son père, les larmes lui montèrent aux yeux. Quand son père l’appela pour lui dire qu’il avait terminé, Roy s’efforça de ne pas pleurer, s’efforça de refouler ses larmes dans sa gorge et dans ses yeux. »

Dépassés par les événements, père et fils, chacun à sa façon, tentent tant bien que mal de maîtriser une situation qui leur échappe. Jusqu’au drame qui tel une déflagration pulvérisera leur fragile équilibre et fera de l’aventure humaine un véritable cauchemar.

A moins de ne pas s’intéresser aux livres et de ne consulter ni la presse, ni les blogs, il est difficile de passer à côté de Sukkwan Island, de David Vann, sorti chez Gallmeister au début de ce mois de janvier.
Pour autant, il ne faudrait pas que la soudaine (sur-)médiatisation de ce livre et que les éloges qui se font entendre tant chez les journalistes que chez les blogueurs alimentent les soupçons des plus cyniques méfiants.

A la fois thriller psychologique et huis clos des grands espaces, Sukkwan Island est tout bonnement imparable. La tension sourd à toutes les pages, le malaise va crescendo, et l’angoisse, comme la pluie qui tombe sans discontinuer, poisse tout sur son passage. On le sent, on le sait, on se dirige implacablement vers la tragédie. Et pourtant, quand le drame survient, David Vann parvient encore à nous estomaquer.

La force de Sukkwan Island réside dans la psychologie de ses personnages, totalement maîtrisée.
Le lecteur, en même temps que Roy, comprend que Jim n’est pas taillé pour cette aventure qui s’avère rapidement trop ambitieuse pour lui. Seul face à lui-même au cœur de cette nature sauvage, Jim prend conscience de son incapacité à tout reprendre de zéro. Cette expérience, censée représenter pour lui un nouveau départ, n’est qu’un échec de plus dans sa vie. Plutôt que de prendre la situation à bras le corps et tenter de redresser la barre, il renonce, fuit ses responsabilités.
« Roy commençait à comprendre comment son père fonctionnait, comment il sombrait dans ses pensées sans qu’on puisse plus l’atteindre, et comment tout ce temps passé seul en lui-même n’était pas bon et le poussait à s’enfoncer plus profondément encore. »
Immature, égoïste, il s’apitoie sur son sort, sans jamais se remettre en question. Comme les promesses d’ivrognes, ses bonnes résolutions ne durent jamais très longtemps. Jim fait preuve d’une instabilité telle qu’on doute parfois de son équilibre mental.

De son côté, Roy, déstabilisé par l’irresponsabilité flagrante de son père, fait de son mieux pour gérer la situation. A de nombreuses reprises, il se montre bien plus adulte et mature que Jim. Il prend sur lui pour ne pas laisser paraître son désarroi, ne pas décevoir ce père qui ne se montre pas à la hauteur et qui, de son côté, ne s’embarrasse pas de tels scrupules. Chaque nuit, le garçon est obligé d’écouter les confessions que son père lui fait entre deux sanglots (pour moi, les passages les plus violents du livre, tant je les ai vécus ni plus ni moins comme un viol psychologique).

Toutefois, malgré tous ses efforts, la situation devient trop lourde à porter pour Roy forcé d’assumer un rôle qui n’est pas celui d’un enfant de son âge. Il se sent piégé, pris en otage et n’a qu’une envie : partir au plus vite de cette île, rentrer chez lui retrouver sa mère et sa sœur.
« Cette nuit-là, son père lui parla de nouveau. Roy se répétait : Plus qu’un mois ou deux, et après je me tire et je remets plus jamais les pieds ici, il se le répétait encore et encore, comme un mantra, tandis que son père gémissait, pleurait et se confessait. J’ai trompé ta mère, disait-il à Roy. C’était à Ketchikan, quand elle était enceinte de ta sœur. Je sentais que c’était la fin de quelque chose, je crois, la fin de toutes mes possibilités, et Gloria travaillait toujours tard le soir, elle venait dans mon bureau et me jetait de ces regards, je n’ai pas pu me retenir. Dieu que je me sentais mal. J’avais la nausée en permanence. Mais j’ai continué. Et même après avoir vu tout ce que j’ai fait, tout ce que j’ai détruit, je ne suis pas sûr que j’agirais différemment si j’en avais encore l’occasion. Le truc, c’est qu’il y a quelque chose qui cloche chez moi. Je ne peux jamais faire ce qu’il faut, jamais être celui que je suis censé être. Il y a quelque chose en moi qui m’en empêche. »
Il veut fuir, et pourtant, dans le même temps, il craint que son père se sente trahi, abandonné.
« Roy ne voulait pas que les choses s’arrangent. Il voulait que tout aille mal au point qu’ils soient obligés de quitter l’île. Il savait qu’il pouvait rendre la situation atroce pour son père en se contentant de garder le silence et en refusant de réagir à quoi que ce soit. »
Parce que, en dépit de toute leur incompréhension, il est surtout question dans Sukkwan Island de l’amour qui unit ce père et ce fils. Preuve ultime de cet amour filial, la dédicace du roman : « A mon père, James Edwin Vann, 1940-1980 »

Premier roman, coup de maître pour David Vann.
Pour une fois, croyez tout le bien que vous lirez sur Sukkwan Island. Inéluctablement, ce roman sombre vous embarquera au cœur de la noirceur de l’âme humaine et vous laissera au tapis, à bout de souffle.

Les éditions Gallmeister proposent de découvrir les premières pages du roman (extrait également disponible en annexe de ce billet).
Le site de David Vann.
D’ici quelques jours, sur ce blog, une interview de David Vann.

Ce qu’ils en ont pensé :
Qu’ils aient aimé Sukkwan Island un peu, beaucoup, à la folie… ou pas du tout, tous les lecteurs se rejoignent sur un point : tous ont été bousculés, dérangés par leur lecture.

Anne-Sophie : « Sukkwan Island bouscule, met mal à l’aise : situations absurdes, brutalité des relations humaines, injustice, incompréhension… tel est le lot des personnages qui peuplent ce roman terriblement pessimiste. Mais David Vann sait, avec son écriture crue et efficace, capter notre attention jusqu’à la dernière page. »

Brize : « Un roman qui vous happe pour ne plus vous lâcher. »

Cathulu : « On sort de là estomaqué par ce premier roman de David Vann, au style tout en retenue et qui montre une maîtrise totale de la narration »

Choco : « Un roman très très fort donc, qui vous plongera dans un huis clos glaçant et dans la folie d’un homme sans aucune explication autre que celles de ses actes. »

Cryssilda : « Attention, énorme coup de cœur ! »

Cuné : « Un roman impossible à lâcher, pour de vrai, sans qu’aucune notion de suspens ne s’en mêle. (…) C’est triste, c’est désespérant et on ne pardonne rien, mais on peut concevoir une certaine irresponsabilité. Un roman profondément original et dérangeant. »

Émeraude : « Et si je savais que quelque chose allait venir, je ne savais vraiment pas quoi. Je voyais juste l’isolement, ce père et son fils, qui se connaissent mal, qui ne se parlent pas forcément, qui ne font pas ce qu’il faut… »

mAlice : « Il règne un climat étrange dans ce roman. Les rapports entre le père et le fils sont assez malsains, voire complexes. (…) C’est ma foi, un livre intéressant sur l’anthropologie, un livre qui ne laisse pas le lecteur indifférent. »

Papillon : « Ce livre m’a bouleversée, remuée, choquée. (…) Un roman extrêmement fort qui ne laisse en tout cas pas indifférent, et qui m’a littéralement coupé le souffle. »

Stéphie : « Le retournement de situation de la première partie m’a laissée sans voix et la lecture de la seconde partie s’est faite d’un trait, me demandant à chaque ligne comment cette histoire allait bien pouvoir finir. »

Ys : « C’est aussi un beau roman sur la paternité, en-deçà cependant de La Route, mais qui traduit très bien le malaise et l’incompréhension qui peuvent régner entre père et fils, et l’enjeu qu’un enfant peut représenter pour un homme qui compte rebâtir sur lui sa vie ratée. »

Au milieu de ce concert de louanges, quelques voix contraires se sont fait entendre :

Caro(line) : « Je n’ai pas aimé ce roman. (…) Dès le départ, j’ai été énervée : je ne comprends pas qu’un père puisse partir pendant un an avec son enfant de 13 ans dans un endroit aussi isolé. (…)Et voilà, tout le problème pour moi : dès le départ, cet état des choses m’a énervé. Et cela s’est accentué en voyant le comportement du père… (…) Comment voulez-vous ensuite que j’arrive à me plonger dans cette lecture ? »

Delphine : « L’auteur nous fait partager le quotidien de Ray et Jim dans une nature grandiose et qu’il sait décrire à merveille, capable de nous entraîner à travers le regard de Ray et d’un environnement sauvage que D. Vann affectionne, cela se sent dans sa manière de la décrire. Malheureusement cela ne suffit pas à pallier à la dureté du propos et je ne pensais pas que le drame à mi-course de l’ouvrage allait m’entraîner aussi loin. »

Leiloona : « En somme, le roman donne une vision très pessimiste de la filiation, et ce malgré tout l’amour que les deux personnages ont l’un pour l’autre. Un amour incompris et inavoué. Et puisque l’auteur a dédicacé son premier livre à son père mort, peut-être peut-on y voir là un appel d’amour lancé à ce père déjà disparu ? »

Mango : « Dire que cette lecture m’a mise très mal à l’aise est un euphémisme. »

Mobylivre : « J’ai trouvé ce livre sans saveur. Je me suis surprise à être hermétique à l’écriture et à l’histoire. (…) Sukkwan Island n’est pas une lecture facile. Ce roman est évidemment bouleversant, dérangeant, douloureux et souvent difficilement supportable (la fin est vraiment terrible) et … très beau. »

Un grand merci à BoB de m’avoir permis cette belle découverte.

Sukkwan Island, David Vann
Traduction de l’anglais (États-Unis) : Laura Derajinski
Gallmeister (2010) – 192 pages