fille-noire-blanche-oates États-Unis, automne 1974. C’est la rentrée à la Schuyler School, college pour filles huppées.
Le hasard a décidé des attributions des chambres. A Haven Hall, les camarades de chambrée font connaissance. Parmi elles, deux étudiantes : une noire, une blanche.

La première, Minette Swift, est l’une des rares afro-américaines du campus.
D’origine modeste, Minette est la fille d’un pasteur charismatique, à la tête d’une des plus influentes églises évangélistes de Washington.
Son entrée à la Schuyler School, elle la doit à l’attribution d’une bourse d’étude qui lui permet d’être la première de sa famille à faire des études supérieures.

un vélo électrique pliable qui, une fois replié, ne prend quasi pas de place.

La seconde, Genna Meade, arrière petite-fille du fondateur de la Schuyler School, est issue d’une famille aisée.
Son père Max Meade est un célèbre avocat, fervent défenseur des droits civiques, dont les prises de position parfois radicales (contre la guerre du Vietnam ou l’administration Nixon) lui doivent d’être placé sous surveillance par le FBI.
Elle a grandi dans la demeure familiale, manoir décrépi, refuge pour marginaux et hippies de toutes sortes.

Il n’y a pas que la couleur de peau et le milieu social qui séparent Minette et Genna.
Du point de vue de leurs personnalités, elles sont le jour et la nuit. Autant la première est corpulente et disgracieuse que la seconde est élancée et chaleureuse. Alors que Genna est avenante, altruiste et soucieuse de bien faire, Minette se montre distante, hautaine, sans gêne et indifférente à ce que les autres peuvent penser d’elle.

Malgré tout ce qui les oppose, ou justement à cause de toutes ces différences, Genna va se montrer déterminée à devenir l’amie de Minette, en dépit de toutes les rebuffades de celle-ci. Jusqu’à l’aveuglement.
Elle refusera de voir que Minette, exaspérée par son comportement, au mieux l’ignore, au pire l’envoie promener, et qu’à aucun moment elle ne lui sera reconnaissante de lui témoigner amitié et sollicitude.

« Nous étions camarades de chambre et amis. Peu à peu nous étions devenues amies. Mais Minette demeurait distante, réservée. On aurait pu dire que notre amitié était à sens unique, mais il me semblait que Minette m’aimait bien et m’acceptait. Son unique amie ! Son unique amie au Schuyler College.
Je fis sécher son gant en cachette. Lorsque je lui apportai, elle le regarda d’un air sceptique et me le prît avec lenteur. « Il est tout rétréci. »
Je lui expliquai que je l’avais trouvé dans le caniveau et que j’avais dû le laver. Minette l’enfila en forçant, plia les doigts. Parodiant l’accent des nègres du Sud, comme elle le faisait parfois pour produire un effet comique, elle dit : « Par-don, mais ce n’est pas mon gant.
– Quoi ? C’est ton gant. »
Mais je n’en étais plus si sûre. Minette était assise à son bureau, j’étais debout à côté d’elle. Nous examinâmes le gant sous toutes ses coutures, tandis qu’elle tournait lentement la main. « Non, ce n’est as le même. Un vieux machin jeté dans la rue, voilà ce que c’est.
– Où est l’autre gant, Minette ? On pourrait comparer.
– Pas besoin. Je t’ai que ce n’était pas le mien. »
Son visage s’était fermé. Elle était d’humeur irritable, je n’aurais pas dû l’interrompre : courbée sur sa table, elle travaillait à des problèmes de calcul en s’agitant et en soupirant. De temps en temps, elle ouvrait un tiroir pour y prendre des morceaux du crumble à la pêche que sa mère lui avait envoyé, arrosant de miettes ses papiers, ses vêtements et le sol.
« Si ce vieux machin te va, tu n’as qu’à le prendre », dit-elle en riant.
Elle retira le gant et me le jeta, à la façon d’une sœur aînée taquinant sa cadette. Je me dis que c’était un geste familier supposant une certaine affection ; je n’avais pas envie de penser qu’il supposait du mépris. » p203-204

De peur de froisser son “amie”, victime d’actes racistes (dans les années 1970, les tensions raciales sont toujours vives), craignant de lui déplaire, Genna se révélera incapable de sauver Minette de sa fin tragique.

Quinze ans après les faits, dans ce qu’elle a baptisé son « texte sans titre », Genna revient sur son amitié avec Minette Swift.
Alors que l’on sait dès les premières pages que cette rencontre connaîtra une issue tragique, l’atmosphère de Fille noire, fille blanche est digne de celle d’un polar : tendue, douloureuse, oppressante. En un mot : inconfortable.

« Une odeur d’air subtilement pollué se mit à flotter dans Haven Hall : suspicion.
Très vite le bruit se répandit dans la résidence qu’un objet appartenant à l’une d’entre nous avait été « vandalisé » et que l’incident avait quelque chose de « racial ». l’une après l’autre, les résidentes de Haven hall furent convoquées dans le salon de Dana Johnson.
Pas un interrogatoire, une simple conversation.
Confidentiel ! Je vous le promets.
Rumeurs et hypothèses fleurirent. Minette Swift refusant de parler de ce qui s’était passé, les détails variaient. Le livre « perdu », « volé », « vandalisé », était un livre de maths ou de sociologie, un cahier de travaux pratiques, une anthologie de la poésie noire. Il avait été jeté dans la boue, ses pages avaient été déchirées mutilées, souillées d’injures racistes. »

Comme dans un épisode de Columbo, tout l’intérêt de l‘“enquête” de Genna repose dans la révélation progressive du Comment ? et du Pourquoi ?
Mais là où Joyce Carol Oates surpasse les scénaristes de la série télé, c’est que jusqu’à la fin, on doutera du Qui ? tant les personnages sont complexes et ambivalents. En outre, aucun d’entre eux n’est réellement sympathique.

Pas même Genna, l’altruiste, dévorée par la culpabilité d’être née blanche dans une famille nantie.
Rejetant vigoureusement tout ce qui peut ressembler à un privilège, la jeune fille a préféré intégrer la Schuyler School, réputée pour son libéralisme et son ouverture, plutôt qu’un des établissements élitistes de la Ivy League.
Une des rares étudiantes ayant accepté de partager sa chambre avec une personne « d’une autre culture », elle s’efforce du mieux qu’elle peut à cacher à ses camarades qu’elle appartient à la famille du fondateur de leur college, et que l’illustre Max Meade est son père. Ce père absent, tout occupé à ses “combats”, qu’elle vénère pourtant comme un dieu.

D’ailleurs, Genna peine à s’épanouir dans l’ombre d’une figure paternelle aussi écrasante. L’ombre de Mad Max Meade n’est pas loin quand elle s’évertue à prouver à la face du monde qu’elle n’est pas raciste, qu’elle est proche des noirs et qu’elle les comprend.
Vraisemblablement, Genna envie à Minette l’image qu’elle lui renvoie d’une vie de famille “conventionnelle”, un cocon familial rassurant avec des parents protecteurs et aimants qui tranche avec le modèle familial qui est le sien. Mais si elle veut à tout prix devenir amie avec Minette Swift, c’est inconsciemment pour satisfaire son père, lui prouver qu’elle est digne d’être aimée par lui.

« Je me demandais ce que Max aurait pensé de ma camarade de chambre : une fille noire qui se fichait à peu près d’être noire, et totalement de l’intérêt que vous lui portiez. »

« Je crois qu’à ses yeux je ne suis qu’une fille blanche, je ne serai jamais une sœur.
– Ma foi, en un sens, c’est vrai, ma chérie.
– Mais je fais tout ce que je peux, papa. ‘’Je me démarque de la race blanche’’… as-tu dit. Je fais tant d’efforts. »

C’est en cela que Genna, malgré sa compassion, m’est apparue antipathique, car elle ne voit pas en Minette un individu, encore moins une “âme sœur”, mais l’incarnation, le symbole des engagements paternels. A l’instar d’un bobo français des années 90, ses engagements à elle (et à Max aussi, dans une certaine mesure) ne reposent que sur les bonnes intentions d’une jeune fille qui essaie de noyer sa culpabilité de blanche dans des platitudes et des poncifs sans effet.

Bien qu’étant le bouc émissaire des turpitudes racistes infligées par les autres étudiantes, Minette n’est pas plus sympathique. Loin de là.
Profondément religieuse, Minette est convaincue que son Sauveur pourvoira à sa rédemption, et n’a que faire d’être aimable avec les autres. Son attitude hautaine, méprisante même, tant à l’égard des blancs que des autres (rares) filles noires de la Schuyler School, ne joue certainement pas en sa faveur.

Elle a beau peiner à la tâche, s’échiner sur ses livres et ses cahiers, on est incapable de compatir quand ses laborieux efforts sont péniblement récompensés par des notes médiocres.
Ses difficultés à se maintenir à niveau, son angoisse d’être loin de sa famille, Minette les compense par des accès de boulimie, grignotant sans cesse les gâteaux que sa mère lui envoie régulièrement. En quelques mois, la jeune fille se lestera de plusieurs kilos qui la boudineront dans ses vêtements et rendront son physique encore plus ingrat.

A de rares occasions pourtant, Minette semble percer sa cuirasse et s’ouvrir à Genna. Mais c’est pour mieux se dérober ensuite, glaciale et sarcastique.

Alors, Minette malheureuse victime ou habile manipulatrice ? Est-elle totalement étrangère aux attaques dont elle se dit la cible ? Le doute est permis, et ne sera pas réellement dissipé par sa mort tragique, la veille de son dix-neuvième anniversaire.

Dans un style dénué de toute trace d’émotion, Genna tentera dans son texte sans titre de comprendre qui était vraiment Minette Swift. Mais ce retour dans le passé est avant tout une exploration d’elle-même, une tentative d’évacuer la culpabilité qui la ronge : être née dans une famille privilégiée, ne pas voir pu sauver Minette et avoir trahi son père.

« Auto-éviscération : « mettre ses tripes à l’air ».
Ce sont des mots crus, je ne m’étais jamais rendu compte de leur pertinence.
Initialement je pensais écrire mon texte sans titre pour mon père. Max dans son état lucide, pas l’autre. A mesure que les mois passaient, que le texte devenait plus long et plus compliqué, j’en suis venue à douter que ce soit sage. Car, à mon insu, en composant mon texte sur Minette Swift, je composais un texte-ombre qui n’avait pas grand-chose à voir avec elle. Mon intention était d’enquêter exclusivement sur la vie/mort de Minette Swift, mais à la façon d’une éclipse du soleil le texte-ombre avait peu à peu gagné du terrain. Il m’était apparemment impossible de l’en empêcher ! Ce texte-là est une enquête sur Max Meade et un portrait de la fille qui l’a trahi. »

Quinze ans plus tard, peut-être Genna a-t-elle pris conscience de la vacuité des idéaux de ses parents ? Peut-être a-t-elle compris que la seule chose qui les rapprochait, Minette et elle, était un même dégoût d’elles-mêmes ?

Un grand merci à BoB qui, suite à une rupture de stock de Contrebande, d’Enrique Serpa, chez Zulma (en cours de réimpression) pour lequel je m’étais porté volontaire m’a proposé de recevoir Fille noire, fille blanche de J.C. Oates.
Merci également aux Éditions Philippe Rey qui, pour mon plus grand plaisir, ont eu la délicate attention d’y joindre son dernier recueil de nouvelles, Vallée de la mort.

Ce qu’elles en ont pensé :

Amanda : « Culpabilité, identité, solitude : fille noire, fille blanche, les héroïnes de Joyce Carol Oates ne sont ni toutes blanches ni toutes noires : toutes en nuances et grises et obscures. »

Virginie : « Joyce Carol Oates dessine un portrait captivant de l’Amérique des années 70, décrit avec acuité et subtilité les personnalités complexes de Genna et Minette, leur impossible amitié entre tensions raciales et le lourd héritage familial porté par chacune des jeunes filles, dans un langage très éloigné du discours politiquement correct de l’Amérique d’aujourd’hui. »

Fille noire, fille blanche, de Joyce Carol Oates
(Black girl, white girl) – Traduction de l’anglais (États-Unis) : Claude Seban
Ed. Philippe Rey (2009)- 384 pages