3312957125_1b49388bcf_o.jpg Après la mégalopole de Los Angeles (Un homme accidentel), Philippe Besson a choisi d’explorer les contrées du sud profond.

Ses Tom Sawyer et Huckleberry Finn à lui se nomment Thomas Spencer et Paul Bruder.
Voisins dans leur petite bourgade de Louisiane, ces deux-là ont en commun d’être nés ce jour où la bombe américaine est tombée sur Hiroshima. Inséparables, ces « jumeaux de hasard » sont liés par une amitié à toute épreuve.
« Le 4 septembre 1950, jour de rentrée scolaire, d’accord, j’étais terrorisé. Mais Paul était là. Et lui n’avait pas peur. Il avait son visage habituel, un visage calme, confiant, lisse. Il a aperçu mon effroi, le tremblement de toute ma carcasse. Alors il a accompli ce geste, presque incroyable chez un enfant de cinq ans : il m’a étreint, dans le seul but d’apaiser mon tremblement. Je l’ai laissé faire, gardant les bras ballants autour de son étreinte. J’ai cessé peu à peu de trembler. Après ça, il a saisi ma main et m’a guidé. La maîtresse qui nous a accueillis nous a demandé si nous étions frères. Il a répondu oui, sans ciller, sans hésiter. C’est seulement lorsqu’elle a procédé à l’appel de nos noms qu’elle a compris que Paul lui avait menti. Elle ne lui en a pas fait la remarque. Elle devait savoir qu’il y a des mensonges plus vrais que la vérité elle-même. »

Elle est ravie et moi aussi je viens de leur commander un vélo pliant électrique monty-store.

C’est cette amitié indéfectible qui fait la chair de La trahison de Thomas Spencer.

L’enfance des deux garçons est insouciante, faite de jeux, de balades dans la campagne, et de baignades dans la rivière.
Arrivent l’adolescence et ses premiers émois, ses premières conquêtes féminines, ses premières cachotteries aussi. Malgré tout, ce qui lie les deux garçons sera le plus fort.
Un jour, Claire apparaît. Amoureux, Paul délaisse son ami. Quand, deux mois plus tard, la jeune fille est obligée de suivre sa famille qui déménage, les deux amis se retrouvent comme au bon vieux temps.
Jusqu’à la première vraie séparation : tandis que Thomas part pour l’université, Paul choisit de rester seconder son père, à l’épicerie familiale.
Quelques années plus tard, Claire revient au village…
« (…) je comprenais ceci : nous avions été heureux sans savoir et dorénavant il nous faudrait nous battre pour continuer à l’être alors que nous savions. »

Décidément, les États-Unis ne réussissent pas à Philippe Besson [1].
Le tableau d’Edward Hooper qui illustre la jaquette de La trahison de Thomas Spencer annonce la couleur : c’est une Amérique fantasmée, tout droit sortie d’un tableau du peintre américain que nous sert cette fois encore Philippe Besson.

Mais, passe encore l’Amérique de carte postale… Le pire, c’est la façon dont il a choisi d’ancrer son récit dans la grande Histoire des États-Unis. McCarthy, l’assassinat des Kennedy, celui de Martin Luther King, la disparition de Marilyn Monroe, la marijuana et le LSD, Castro et la crise de Cuba, Nixon, la Corée, le Vietnam, les émeutes raciales de Chicago, le poing levé des athlètes noirs aux Jeux olympiques de Mexico… Aucun des grands événements qui ont marqué la vie des américains, entre 1945 et 1975 ne manque. Cela ne fait aucun doute, l’élève Besson a bien potassé ses antisèches. Mais le résultat est affligeant : scolaire, factice, superficiel…
Certes, cette période de mutations politiques et sociales constitue un formidable terreau romanesque… trop riche pour être correctement exploité en si peu de pages.
Autre exemple symptomatique : à travers Thomas et Paul, Besson veut incarner le duel libéraux/conservateurs. Las, péchant encore par excès, Besson choisit de concentrer en Thomas toutes les contestations de l’époque (antiracisme, pacifisme…). Résultat, il ne réussit qu’à en faire un personnage sans aspérité et l’affuble d’une morale politiquement correcte quasi anachronique.

Jusqu’où l’amitié fraternelle peut-elle résister aux aléas de la vie ? La trahison serait-elle un des multiples visages de l’amour ?
Cette fois encore, c’est la peinture de sentiments qui sauve La trahison de Thomas Spencer du naufrage. A nouveau, Philippe Besson s’y montre un virtuose hors-pair, un incomparable explorateur de l’intime et des relations humaines.

Il nous sert un couple Thomas/Paul qui ne dit pas son nom, joue avec maestria de l’ambivalence des sentiments qui les unissent et de l’ambiguïté du triangle amoureux qu’ils forment avec Claire…

Il sonde également la complexité de l’amour filial :
« Quelques jours plus tard, maman m’a demandé si je verrais un inconvénient à ce qu’elle « fréquente » un homme. J’ai répondu oui, sans hésiter, sans ciller. Oui, j’y voyais un inconvénient. Nous n’en avons plus jamais parlé
La méchanceté d’un garçon de treize ans est inouïe. Son exigence, coupante. Son arrogance, sans limites. Son incapacité à abdiquer ses droits, flagrante. Avec le recul des années, il m’est arrivé de regretter mon intransigeance, mon intolérance. Il aurait fallu, bien sûr, ne pas se montrer aussi intraitable, aussi égoïste.
Il demeure ceci : j’ai fait souffrir ma mère, la privant d’une seconde chance, d’une autre vie peut-être, en une réplique. Elle s’est inclinée en une seconde. Elle n’a pas discuté mon diktat, elle a courbé l’échine, ne l’a plus jamais redressée.
Je me suis cherché des excuses. Je m’en suis parfois trouvé. Je crois encore qu’un enfant sans père ne tolèrera jamais la présence d’un remplaçant dans son existence. Un enfant qui n’a que sa mère n’admettra jamais de la partager. C’est tout. Et c’est bien peu. Et c’est sûrement une erreur.
Même ma souffrance, cette souffrance invisible, insoupçonnable, indicible, reçue à la naissance, même elle n’efface pas ma faute. »

Enfin, il dissèque les affres des remords et des regrets, dans un récit qui n’existe que par le besoin de Thomas Spencer de se justifier, d’extérioriser sa culpabilité et d’expier sa trahison :
« On est donc parfaitement capable de vivre avec la conscience de sa bassesse, avec le dégoût de soi. Je suis en vie. J’écris ».

« L’après-midi, je me suis rendu chez les Bruder.
Paul somnolait dans un fauteuil à bascule, sur le perron, ce même fauteuil à bascule où son père s’était assis avant lui. Je me suis approché, doucement, avec précaution. Le plancher a craqué sous mes pas. De la maison, nous parvenait l’écho amorti d’un match de base-ball.
Il a ouvert les yeux et dit : « Je t’attendais. »
Moi, je n’avais rien à lui dire. Il était impossible et dérisoire d’expliquer, impossible et dérisoire de se justifier, de demander pardon. Une faute avait été commise, mais en conscience. Je l’assumais, à ma manière. Des mensonges avaient été entretenus. Je les regrettais, mais il était trop tard. Il restait la trahison. Les traîtres n’ont pas d’excuses à bredouiller.
Paul m’a observé longtemps, de ses yeux tristes et très bleus. Il a observé mon inertie, mes mains amorphes, mon corps trop maigre. (…) Il a feuilleté mentalement, j’en suis certain, notre livre d’images. Il l’a refermé sans bruit.
Je me suis reculé, je suis descendu du perron, j’ai tourné la tête vers le sol, j’ai marché dans la poussière. Je marche encore. »

Hors ces moments de grâce, ce roman assez conventionnel a tendance à traîner en longueur (à l’image de la supposée langueur du Sud ?) et son dénouement est somme toute prévisible.

Je dois à Philippe Besson de très beaux moments de lecture.
Depuis son premier opus en 2001, avec la régularité d’une Amélie Nothomb, il publie un nouveau roman chaque année. Je suis de ceux qui guettent avec curiosité la sortie “du nouveau Besson”. Et je l’achète, sans même l’avoir parcouru, indifférent aux critiques parues dans les médias. Parce que j’aime les plongées dans l’intime dont l’auteur a fait sa marque de fabrique, comme avant lui Sagan et sa fameuse “petite musique”.
D’une année à l’autre, la qualité des millésimes varie, passant de l’excellent (Son frère, L’arrière saison, En l’absence des hommes) au plus ordinaire (Un instant d’abandon, Se résoudre aux adieux), voire moyen (Les jours fragiles, Un garçon d’Italie) mais jamais mauvais.
Enfin, quand je dis jamais, c’était avant Un homme accidentel, paru l’an dernier, que j’aurais abandonné en cours de route s’il s’était agi d’un autre écrivain. Ce n’est d’ailleurs certainement pas un hasard si je ne lis La trahison de Thomas Spencer qu’aujourd’hui alors que j’ai acheté le roman à sa sortie, il y a plus de six mois.

Alors, vais-je m’intéresser au prochain Philippe Besson ? Oui, certainement. En dépit de tout ça.
Parce que je ne peux me résoudre aux adieux. Pas encore…

Le site web de Julliard propose une interview vidéo de l’auteur.

Les paroles de la chanson de Nina Simone (écrite en hommage aux victimes de l’attentat raciste de Birmingham, en 1963), qui donnent son titre à ce billet, sont disponibles en annexe (en V.O. et en V.F.).
Des images qui bougent et qui chantent sont en ligne sur Dailymotion.

Ce qu’ils en ont pensé :

A propos de livres : « Cette histoire d’amitié entre Paul et Thomas plus que frères, de véritables jumeaux est vraiment très belle. L’écriture est simple, fluide. J’ai passé un excellent moment de lecture. »

Matoo : « Ce bouquin m’a laissé assez indifférent en définitive. Je ne l’ai pas trouvé mal écrit, mais pas bien écrit non plus, juste assez platement narré pour ingérer le livre facilement mais sans plaisir. Non vraiment, je n’ai pas trouvé ça terrible… Pas nul à chier non plus, juste pas terrible. »

Moka : « Dans ce dernier livre, je n’ai pas vraiment été séduite par l’histoire. Dès le départ, on devine dans ses grandes lignes quelle sera l’issue de ce trio et malgré les tentatives de Besson pour laisser planer un certain mystère en suscitant notre curiosité, je n’ai pas accroché. Néanmoins, certains passages en valent vraiment la peine. La toile de fond américaine offre à ce roman un cadre formidable et nous voyageons grâce au narrateur. »

Sébastien : « Un bon cru 2009 pour Philippe Besson, qui comme dans Un homme accidentel, nous emmène dans l’Amérique profonde. Car après tout, où que l’on soit, « on se contente d’être au plus près de l’humain ». Pari gagné. »

Through my eyes : « Philippe Besson a juste trop poussé sur les détails historiques qui se disséminent un peu trop à mon goût, une fois que nous sommes pris dans cette histoire de liens fraternels jusqu’à la trahison… Mais cela n’empêche pas d’apprécier ce sympathique roman qui tombe un cran en dessous de son précédent roman « Un Homme Accidentel » néanmoins. »

La Trahison de Thomas Spencer, de Philippe Besson
Julliard (2009) – 265 pages

Notes

[1] J’exclus sciemment de cet amer constat L’arrière saison, que j’avais beaucoup aimé. Le diner qui tient lieu de décor au récit est la seule véritable référence à l’Amérique. Le récit ne s’en trouverait pas changé outre mesure s’il s’agissait d’un bistro parisien, par exemple.