If a man does not keep pace with his companions,
perhaps it is because he hears the beat of a different drummer.
Si un homme ne s’accorde pas avec ses semblables,
c’est peut-être qu’il entend le son d’un autre tambour.
Le vélo pliant est un peu de tout cela à la fois.
H.D. Thoreau, Walden
Ça parait toujours suspect un jeune homme de 28 ans qui laisse derrière lui sa vie à Paris, sa famille, ses amis, ses amours, pour venir s’enterrer dans un petit coin perdu de campagne.
Ça cache quelque chose.
Forcément.
Pour Pierre, finies les brillantes études de philosophie, oubliées les séances occasionnelles de mannequinat. Quand il est arrivé dans ce village sarthois, il a commencé par jouer les “extras” à la crêperie de la ville voisine.
Depuis, il s’est acheté une petite maison en bord de départementale pour une bouchée de pain et “fait” brocanteur, retapant et revendant les vieilleries qu’il collecte dans les greniers de la région.
« Je vis en bordure du néant, en rat des champs. Comme dit ma mère, « marginal, mais pas méchant ». » « Ma vie, c’est la place Rouge en hiver : immense, vide et froide »
Cela lui permet tout juste de joindre les deux bouts. D’ailleurs, Pierre continue toujours à donner des coups de main à la crêperie les soirs de coup de bourre.
Mais, elle lui convient plutôt bien ainsi sa nouvelle vie. Il s’est habitué à son joyeux foutoir, à cette maison transformée en auberge espagnole pour chiens et chats errants. Et surtout, la brocante lui laisse assez de temps pour mener à bien son projet : écrire la biographie de Rosa Bonheur [1], peintre atypique avec laquelle il s’est découvert des similitudes, des affections.
Du temps, Pierre en a aussi assez pour ressasser à loisir les raisons qui l’ont poussé à venir se perdre ici. Il faut dire que la morosité de la campagne sarthoise se prête très bien à l’introspection.
« Dans ces moments-là, je pense à mes carrières ratées.
A tout ce que j’aurais pu être et que je n’ai pas été.
A ce que j’ai fait dans ma vie dont nul ne peut se douter. A ce j’ai réussi à cacher. Imposteur ou apostat, je me demande si c’est maintenant que je suis moi. Est-ce que je triche ou est-ce que je suis enfin dans le vrai ? Pendant que le débat se poursuit dans ma caboche, je souris dans le vide.
C’est bon pour la clientèle, le sourire. »
Que ce soit à la crêperie, auprès de Jean-Michel, Léontine ou Erwann, ou en compagnie de Paulette, sa voisine octogénaire, Pierre n’est pas du genre à s’épancher. Il observe, il écoute, il reçoit les confidences des autres.
Toutefois, au fil de ce qu’il consent à dévoiler sur lui-même, on réussit à entrevoir quelques fragments de son histoire personnelle. On devine ses doutes, ses angoisses, ses meurtrissures intimes : sa culpabilité d’avoir survécu à son frère jumeau, mort dans un accident de voiture alors qu’il n’avait que dix ans, sa peur d’être abandonné.
« C’est R. qui m’a cité un jour cette phrase de Sacha Guitry : La fidélité n’est rien d’autre qu’un manque d’occasions.
Ça m’avait amusé, sur le coup. Pour bien des gens, ça doit être marqué au coin du bon sens. Pour moi, ça n’est qu’une blague. Les occasions, qu’elles se présentent ou non, n’altèrent en rien cette fidélité-là, la mienne, qui n’est même pas une qualité morale. C’est un instinct. Un truc profond qui vient de loin et surtout, qui vient tout seul. On s’habitue à l’inconstance, mais la fidélité est innée. Il n’y a qu’à regarder les bêtes pour comprendre. Les chiens se laissent volontiers caresser par d’autres, mais ne les suivront jamais. Ils n’ont qu’un seul maître, c’est bien assez pour remplir leur vie. Ils craignent trop d’en être abandonnés pour se permettre d’être infidèles. »
D’ailleurs, quand une figure du passé resurgit inopinément dans la vie de R., plutôt que de se voir abandonné, Pierre préfère décamper sans prévenir, fuir ses fantômes et tenter de remettre un peu d’ordre dans sa vie.
Mais, le bonheur n’est pas dans le pré. La séparation d’avec R., qui reste à jamais l’amour de sa vie, ne se fait pas sans douleur, d’autant que la rupture n’est pas totalement consommée. Les rares visites impromptues de R., à la fois attendues et redoutées par Pierre, chamboulent l’apparente sérénité de sa retraite campagnarde.
Pour Pierre, débarquer du jour au lendemain en rase campagne n’a rien d’un retour à la nature, façon néo-ruraux tendance écolos-bobos quittant l’agitation de la ville pour se mettre au vert, apportant dans leurs valises tous leurs préjugés et leur condescendance de citadins.
Entouré de sa ménagerie, Pierre envisage la campagne comme une mise à l’écart du monde et des diktats que la société impose à l’individu. Lui, l’écorché vif à la sensibilité à fleur de peau trouve du bonheur à réapprendre à vivre hors cadre, selon le rythme des saisons, à apprécier les petits bonheurs simples de tous les jours comme une balade avec ses chiens, une visite chez sa voisine Paulette, un meuble ancien à restaurer, une “beignet-party” avec sa mère…
« De nos jours, il faut beaucoup de soin pour redevenir sauvage. Il faut oublier ce qu’on nous a dit, défaire le travail de deuil de l’adolescence, désapprendre le langage des villes. Redevenir sauvage, c’est redevenir enfant. Il y a des habitudes à perdre. La pudeur, la conscience de son apparence, le sens de la mesure et de la décence : voilà contre quoi il faut lutter d’abord. »
Dans ces passages, j’ai retrouvé avec plaisir des sensations oubliées d’un temps qui n’existe plus aujourd’hui, celui d’un passé, pas si ancien pourtant, où je passais mes vacances chez mes grands-parents à la campagne. Combien de Paulette au bon sens paysan j’ai croisées quand je me baladais dans le village au bras de ma grand-mère…
Il ne faudrait pas en déduire qu’il flotte sur Bonheur fantôme un relent passéiste, un goût de « c’était mieux avant ». Pas du tout. C’est un roman moderne, bien ancré dans son époque.
A travers Pierre, Anne Percin égratigne la société d’aujourd’hui, dénonce le culte des apparences, de l’argent vite gagné et tord le cou à une morale bien pensante qui prône l’esprit de communauté, qui aime ranger les individus dans des cases, et ne supporte pas qu’ils puissent en sortir.
S’il s’avère que Pierre aime un homme, cela ne pose problème, ni à lui, ni aux personnes qu’il côtoie. « Tant que ça ne dérange pas, formule magique du peuple, sésame des campagnes, où l’on détourne son regard de ce qu’on ne veut pas voir, dans un geste qu’on prend pour du mépris mais qui n’est souvent que de la pudeur. »
Son homosexualité, il ne la revendique pas. Il se contente de vivre son histoire d’amour du mieux qu’il peut et n’attend en retour rien de plus que le respect qu’il témoigne aux autres.
« On dit que boire dans le même verre fait connaître les pensées de l’autre. Ça ne doit pas marcher quand on boit au même goulot, car il me demande :
– Bon, Pierrot, tu peux me dire, alors… Léontine, tu te l’es faite ?
Je me marre. Il tire sur son joint, perplexe. Je lui fais remarque que, comme Terry, il a trop de poils devant les yeux pour bien voir. Il est là depuis deux mois et il n’a pas encore compris que, si quelqu’un se fait Léontine, ce serait plutôt Jean-Michel. Quant à moi, dans cette seule perspective, les femmes ne m’intéressent pas. Il se met à brailler aussitôt, je regrette de lui avoir donné ma bière. Il y a des gens qui perdent toute mesure dès qu’ils ont un milligramme d’alcool dans le sang.
– Oh, fatch ! Vas-y, répète ! Alors comme ça le boss, il se tape Léontine ? Et toi, t’es…
Je déteste quand les gens ont ce genre d’hésitation. Du coup, je les laisse finir leur phrase comme ils peuvent, comme des cons. Qu’on ne compte pas sur moi pour combler les trous. Mais je m’aperçois vite que ce qui fait trébucher Erwann, ce n’est pas du mépris, ni même de la gêne, mais de la curiosité. Erwann appartient à cette race d’humains, souvent moqués mais attachants, qui croient que les expériences enrichissent.
Il en bredouille.
– Attends, mais c’est puissant ! Je ne savais pas, excuse ! T’es cool toi.
Me voilà promu cool. Sommes-nous peu de chose… »
Respect, pudeur, sensibilité exsudent des pages de Bonheur fantôme.
Les personnages sont attachants. Fragile et angoissé, Pierre ne se dépare jamais d’une saine lucidité et sait faire preuve d’un sens de l’humour désespéré libérateur. Le personnage de R., nimbé de mystère, impose sa présence charismatique tout au long du roman et pas uniquement lors de ses rares et courtes virées chez Pierre.
« En bas, des bruits de casseroles. Je descends.
(…) Je m’approche de l’homme aux fourneaux. Je chuchote à son oreille, passe mes mains sous son pull, soulève une autre sous-couche. Enfin, mes doigts rencontrent la peau nue. Territoire chaud, âpre par endroits, ailleurs doux et velouté. Odeur suave de cèdre et de thé montant de ses vêtements, de ses cheveux, odeur de bord de mer, safran, désert… Sahara, océan, steppe de l’Asie centrale. Mon infini. Il est un pays lointain à lui tout seul. Une contrée de mille et une nuits. Mes mains caressent son ventre dur, glissent jusqu’aux premiers poils frisés. Je veux sentir son désir. Le mien me brûle, il me fait mal. Le vouloir si fort me plie en deux.
Lui seul sait dompter ma solitude. Lui seul réveille en moi tout ce qui dort, tout ce qui est tapi, et cela sans faire aucun effort. Il n’a qu’à paraître. En lui, tout m’appelle. Depuis ce matin, lorsqu’il est apparu comme par magie devant mon stand, je ne suis plus le même. Je le sens bien : chaque fibre vibre, plus vivante que jamais. Hauts les cœurs, debout les morts ! J’ai l’impression d’être Dracula se réveillant dans son cercueil : mon corps hurle famine. »
Sans niaiserie ni sentimentalisme déplacé, Bonheur fantôme est un hymne délicat à la vie et au bonheur qui sonne juste et fait chaud au cœur. Un “premier roman” [2] plein de tendresse à la voix singulière qu’il serait dommage de rater dans la cacophonie de cette nouvelle rentrée littéraire.
Dans deux documents audios, Anne Percin présente son roman ici et lit un court passage de Bonheur fantôme là.
Les premières pages de Bonheur fantôme sont disponibles en annexe de ce billet ou sur le site des éditions du Rouergue.
Le blog d’Anne Percin : Le Mat
Ce qu’ils en ont pensé :
Cathulu : « Un roman qui alterne entre écorchures et tendresse , rempli de personnages chaleureux, de chiens qui bavent et de chats qui dorment dans les édredons…Une petite bulle de bonheur. »
Céline : « L’écriture d’Anne Percin a achevé de me convaincre que je n’avais pas lu de roman aussi poignant depuis un bon moment… Un vrai coup de cœur au milieu de la rentrée ! » Edit du 1/10/09.
Clarabel : « Finalement ce roman nous parle, et ce depuis le début, d’une grande et très belle histoire d’amour, avec une déclaration sublime pour solde de tout compte. »
Fliptom : « Voilà un premier roman, bien agréable, avec son petit air d’Olivier Adam, où les êtres humains déboussolés par les aléas de la vie se reconstruisent par l’humanité de leur nouvel entourage. Que le héros soit homosexuel n’altère en rien la petite musique de ce roman, au contraire. »
Laurent : « Anne Percin, pour son premier roman offre une écriture et un style qui nous porte et explore le moindre recoin de la personnalité tourmentée de Pierre. Elle fait ressortir habilement les fantômes de son personnage. Elle laisse un voile pudique sur la relation d’amour entre Pierre et R., mais n’hésite pas à provoquer pour nous réveiller. »
Bonheur fantôme, d’Anne Percin
Le Rouergue – Collection La Brune (2009) – 220 pages
Notes
[1] Marie Rosalie Bonheur (1822-1899), dite Rosa Bonheur, fut une artiste peintre animalière du XIXème siècle à la renommée internationale. Garçon manqué, Rosa fumait le havane et, grâce à une autorisation de travestissement renouvelée tous les six mois par la police de l’époque, portait le pantalon. Dans son château de By où elle possédait une véritable ménagerie (une lionne se promenait en liberté dans la propriété !), Rosa vécut avec Nathalie Micas, rencontrée alors qu’elle n’avait que quatorze ans et Nathalie douze. Après le décès de Nathalie, qu’elle appelait « ma femme », elle vécut jusqu’à sa mort avec Anna Klumpke, une portraitiste américaine qui, après huit ans de correspondance, demanda en 1897 à faire son portrait et ne la quitta plus. A une époque très soucieuse des conventions, Rosa Bonheur n’a pourtant pas fait scandale. Rosa fut la première femme artiste à se voir décerner en 1865 la Légion d’Honneur des mains mêmes de l’impératrice Eugénie qui la lui apporta personnellement dans sa propriété de By.
[2] Anne Percin est l’auteur de cinq romans pour la jeunesse, parus aux éditions Thierry Magnier, Oskar et L’Ecole des Loisirs. Ainsi que le stipule une Note de l’auteur à la fin du roman : la vie littéraire du narrateur de Bonheur fantôme a commencé en 2006 avec le roman Point de côté (Édition Thierry Magnier).