corps-ame-conroy« La musique était là, depuis toujours, elle serait toujours là ! Elle était tellement plus vaste que la vie, tellement plus forte, tellement irrésistible, elle révélait si puissamment l’existence d’une sorte de paradis sur terre, qu’elle balaya tout, devant elle. »

New York, 1940.
Claude a six ans. Tandis que sa mère, chauffeur de taxi obèse et alcoolique, le laisse livré à lui-même dans leur basement limite insalubre, il passe ses journées à tromper l’ennui, regardant par le soupirail les chaussures des passants.
Un beau jour, il se prend à tapoter les touches du vieux piano de bar qui croule sous les piles de vieux papiers entassés par sa mère dans un coin de sa chambre.
« Il dormait sur un petit lit de camp des surplus de l’armée, dans la chambre du fond, qui était encombrée de cartons de fiches de taxi (il fallait les garder deux ans par ordre du préfet de police), de piles de journaux, de vieilles valises. Il y avait un jeu de pneus de rechange, des bidons d’huile de moteur, une malle-cabine, des rayonnages de livres, des étagères de vieux vêtements à elle et, tout au fond, adossé au mur, presque enseveli sous des piles de livres et de partitions, un petit piano console, blanc, avec soixante-six touches et un miroir au-dessus du clavier. »
Intrigué par les sonorités qu’il tire du vieux piano, il ouvre le couvercle et inspecte la mécanique des marteaux et des feutres. Émerveillé, il s’efforce alors de saisir la relation entre les lignes de notes des partitions et les sons produits par le piano.

Un matin, prenant son courage à deux mains, il se rend jusqu’au magasin de musique et entre demander au propriétaire des lieux la signification des partitions. En quelques minutes, grâce à la démonstration de monsieur Weisfeld au piano, Claude fait le rapport entre les notes et la musique, comprend que les partitions « ça dit tout ».
Devant l’empressement de l’enfant à vouloir apprendre à déchiffrer la musique, Weisfeld lui offre son premier manuel d’apprentissage pour débutants et lui propose de revenir le voir la semaine suivante pour mesurer ses progrès.
Cette rencontre avec Aaron Weisfeld décidera de la vie du petit garçon. A partir de cet instant, Claude, travailleur acharné, ne vivra que pour la musique.
Weisfeld va devenir son professeur de piano, son mentor, un père de substitution. Conscient du talent de Claude, il usera de ses relations pour lui faire rencontrer de grands concertistes.
Une rencontre en appelant une autre, Claude va ainsi travailler sous la direction d’illustres professeurs qui, chacun à leur manière, du plus fantasque au plus bienveillant, vont lui enseigner comment tirer le meilleur de ses dons.

La musique va ouvrir à Claude les portes d’un monde qui lui semblait inaccessible depuis son sous-sol, celui des riches et des puissants. Un milieu dans lequel lui, le jeune artiste à l’esprit libre, ne s’intègrera jamais tout à fait. Son monde c’est la musique, sa passion exclusive, avec tout ce qu’elle exige de sacrifice et d’abnégation.
« Le fait est – et Fredericks me l’a montré – que, arrivé à un certain point, on peut en quelque sorte oublier ses mains. Cela devient pour ainsi dire mental. On entre dans une sorte de transe de concentration, on imagine à quoi le son va ressembler, on le sent dans sa tête, et inexplicablement, c’est exactement ce qui arrive. C’est presque magique. C’est si bon, parfois, que c’en est presque insoutenable. Je veux dire, on joue, on sent une résistance, on pousse de plus en plus fort… et soudain, on débouche en pleine lumière, juste comme ça… On passe de l’autre côté du mur ! Il n’y a plus de résistance, on navigue… De la pensée pure, qui se transforme en musique pure. » Il arracha un brin d’herbe, le laissa retomber. « Il faut s’entraîner à garder sa concentration, sinon on peut être si heureux qu’on risque de passer de l’autre côté. C’est fou. »
A force d’obstination et de passion, l’enfant défavorisé va devenir un concertiste et un compositeur de génie acclamé au Carnegie Hall.

Les natures passionnées, romanesques, idéalistes (rayez les mentions inutiles) ne manqueront pas de me taxer d’indécrottable cynique grincheux. Alors, autant évacuer tout de suite l’aspect du roman qui fait que Corps et âme n’aura pas été pour moi un coup de cœur mais seulement un excellent roman. J’ai trouvé la succession de concours de circonstance qui va mener Claude des bas-fonds à sa gloire naissante trop belle pour être vraie, donnant à ce roman un côté Le pianiste chez les Bisounours qui m’a agacé.
En effet, Claude est un garçon doué au parcours sans faute, à qui tout sourit. Il ne se contente pas d’exceller au piano, il est aussi un élève aux résultats remarquables. Jamais il ne connaîtra l’échec (son mariage mis à part). Et chaque fois qu’il en aura besoin, il trouvera sur son chemin une personne bienveillante pour lui venir en aide. Trop de la chance !

Pratique et compact, le vélo pliant est adapté pour toutes et tous.

Que ce soit bien clair, ce bémol ne m’a pas empêché de dévorer ce roman auquel je suis resté scotché jusqu’au dernier mot. Dès les premières pages, je me suis attaché à ce petit garçon livré à lui-même à longueur de journée, dans cet appartement sombre et crasseux. Je l’ai suivi avec plaisir, des premiers pianotements maladroits de son enfance jusqu’aux concerts virtuoses qui le mèneront à la gloire.
Le style de l’auteur, sobre, clair, y est certainement pour beaucoup. Mais le vrai tour de force de Frank Conroy réside dans sa brillante retranscription des émotions que génère la musique, omniprésente dans Corps et âme.
On entend la musique, on la comprend (même si comme moi on n’a pas la moindre notion de solfège). Plus fort encore, on la ressent, on la sent passer à travers son corps. Au fil des pages, Conroy révèle l’âme de la musique, ce “détail” qui fait toute la différence entre une bête à concours à la technique parfaite et un virtuose qui vit la musique. A elle seule, cette prouesse mérite qu’on lise Corps et âme. Dans sa partie, Conroy est lui aussi un virtuose.
« (…) Mais ne pensez-vous pas qu’il soit quasi impossible d’écrire directement sur la musique ? Elle ne se prête pas aux mots. Je veux dire, tout ce que l’on peut faire, c’est tourner autour, en quelque sorte. » Il replia le journal. « Je pourrais écrire des trucs techniques sur la structure de la Kreutzer, mais que pourrais-je dire sur sa signification ? Je ne crois pas qu’elle signifie vraiment quelque chose. Je crois qu’elle est, voilà tout.
Eccolà.
– Lorsque je pense à son atmosphère, à l’effet qu’elle a sur moi, ce qui me vient à l’esprit, c’est une odeur. L’odeur des radiateurs à vapeur à la maison, en automne, lorsqu’on les mettait en marche pour la première fois, quand j’étais gamin. Pendant une heure ou deux, il y avait cette odeur particulière. C’est cela, la Kreutzer. Mais si je dis ceci, premièrement ils ne comprendront pas, parce qu’on ne peut pas décrire une odeur, deuxièmement ils me prendront pour un fou.
– Certainement. » Frescobaldi lui tapota la main.
« Seul un autre musicien pourrait comprendre. Et encore, pas tous. Tout le monde prend tout tellement au sérieux, de nos jours.
– Je suis sérieux, dit Claude. Je veux dire, pour les odeurs.
– Bien sûr. Mais pour eux, cela ne paraîtrait pas sérieux. (…) »

Malgré toutes ces qualités, il ne faudrait pas réduire Corps et âme à un simple roman initiatique centré autour de la musique.
De Aaron Weisfeld, le mentor de Claude pendant vingt années d’une amitié indéfectible, à Emma, la mère alcoolique et dépressive, qui saura se montrer plus sensible qu’elle en a l’air, en passant par Fescobaldi, le violoniste épicurien, Al, le concierge noir, devenu “soutien de famille”, ou encore Catherine, le premier amour de Claude, Conroy donne vie à des personnalités authentiques et attachantes. D’ailleurs, toutes m’ont paru à bien des égards plus sympathiques et intéressantes que Claude lui-même, trop lisse. Mais surtout, toutes sont consistantes, profondément humaines, chacune composant dignement avec sa blessure intime, qui son secret d’enfance, qui ses démêlés avec le maccarthysme, qui sa vie “d’avant”…

A tout cela, il faut ajouter la peinture d’un New York en pleine mutation, de l’arrivée du jazz après la guerre (« Oh, ils ont un tas de ficelles avec les instruments, et il y a beaucoup de changements dans les harmoniques et le reste. Mais, en réalité, ça vient tout droit de Bach. Je veux dire, Bach aurait pu facilement écrire les accords du blues. ») aux années 1950-60 quand la ville sera laissée aux mains des spéculateurs peu scrupuleux sur les moyens à employer pour se faire le maximum d’argent.
L’auteur en profite pour dresser le portrait des différents milieux sociaux, égratignant au passage la bourgeoisie américaine de l’époque.

Corps et âme est un roman foisonnant qui emporte le lecteur au cœur de la musique et des sentiments humains. Un excellent roman, donc.

Ce qu’ils en ont pensé :

Hervé : « Des personnages attachants et drôles, l’évolution de Claude, son rapport passionnel à la musique sont les ingrédients de ce roman qui outre sa qualité narrative est superbement écrit. Je n’ai qu’un regret, je ne suis pas musicien, je n’ai peut être pas entendu toute la musique de Claude. »

Voyelle et Consonne : « D’une enfance passée dans un appartement en sous-sol à New York à la découverte de son art, ce roman initiatique est une immersion dans le monde de la musique. »

Lors de mes recherches, j’ai été étonné de constater que si Corps et âme est souvent cité sur les blogs, il n’est que rarement chroniqué. Si votre billet m’a échappé, n’hésitez pas à me le signaler.

Corps et âme, l’enfant prodige, de Frank Conroy
(Body and soul) – Traduction de l’anglais (américain) : Nadia Akrouf
Folio (2004) – 688 pages.