Le jeune homme sans nom de Un dieu un animal est de retour dans ce village corse qu’il a fui quelques années auparavant pour devenir mercenaire dans ces guerres qui éclatent chaque jour aux quatre coins d’un monde à l’équilibre fragile.
A cette époque de son existence, marquée par le désœuvrement, l’errance, la drogue et la violence, l’armée et la guerre lui sont apparues comme la meilleure échappatoire à son mal de vivre, l’occasion rêvée de (re)donner un sens à sa vie.
« Tu as franchi seul le seuil de la caserne du régiment d’infanterie de marine, on t’a rasé la tête et donné un treillis et le reflet que t’a renvoyé le miroir n’était pas seulement le tien mais celui de centaines de jeunes garçons qui fuyaient la même terre que toi et qui étaient morts depuis si longtemps qu’il ne subsistait plus rien d’eux si ce n’est le monument pâle de ta propre chair. Dans la cour t’attendait l’immense adjudant Conti, les pouces glissés dans sa ceinture, et tu lui as souri en lisant son nom sur sa poitrine et, à son tour, il a regardé ton nom mais il ne t’a pas rendu ton sourire et pendant toutes les semaines qui ont suivi il t’a réveillé en pleine nuit en te tirant d’un sommeil si profond qu’il te semblait être Lazare poussant à regret la pierre du tombeau, et il t’a fait courir jusqu’à ce que l’air ait la consistance et la couleur du sang, il t’a montré comment ton corps pouvait se mouvoir sans le secours de ton âme éteinte, et il t’a appris à n’être plus personne et à l’aimer plus que tu n’avais jamais aimé quiconque, mais pas une seule fois, tant qu’a duré ton instruction, il ne t’a rendu ton sourire. »
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L’illusion ne durera qu’un temps. Très vite, il se prend les horreurs de la guerre de plein fouet, assiste à des scènes d’une cruauté difficilement soutenable, échappe de peu à un attentat kamikaze dans lequel il perdra son ami d’enfance.
Pendant son absence, rien n’a vraiment changé ; ni son village, ni ses parents. Et pourtant, à son retour, le jeune homme ne reconnaît pas vraiment ni l’un, ni les autres. Il se sent un étranger chez lui. Au plus fort de son malaise, il se souvient d’une amourette d’adolescence, Magali, une jeune fille qui venait en vacances au village. Comme un naufragé lancerait une bouteille à la mer, il lui envoie une lettre.
Qu’est-elle devenue cette Magali, cette « âme sœur » fantasmée qu’il se convainc de n’avoir jamais oubliée ? Il ignore tout de la jeune femme qu’elle est aujourd’hui.
Comme lui, Magali est un bon petit soldat, chasseuse de tête au service de son entreprise, mercenaire à la recherche de nouveaux contrats, ciblant ses proies, jonglant avec les objectifs et les tactiques, touchant des primes au rendement…
Que ce soit le jeune homme ou Magali, tous deux s’interrogent sur le sens de la vie, tous deux peinent à trouver leur place dans le monde : lui, à l’armée ou dans sa famille, elle, dans son entreprise, et les deux, au sein même du couple qu’ils vont finir par former, sans réussir à se trouver, ni à se comprendre.
Bien évidemment, dans ce roman, il est également question de Dieu, ou plus exactement de l’existence et de la place d’un dieu quels que soient la forme qu’on lui prête et le nom qu’on lui donne. Jérôme Ferrari questionne l’image de Dieu dans le monde actuel, montre la difficulté de concilier l’idée d’un dieu et la réalité du monde.
« (…) tu ne peux pas fermer les yeux et, depuis les profondeurs misérables de ton âme d’homme, tu ressens soudain une immense pitié pour la puissance de Dieu et son amour sans langage, sans pudeur ni merci, et tu demandes sans cesse, comment ferait-il ? comment pourrait-il faire ? et tu vois ce qui ressemble maintenant à la couche dévastée d’une noce bestiale, tu t’endors un instant, tu te réveilles en cherchant la main de Magali qui n’a pas lâché la tienne et tu es renvoyé dans la poussière et dans le sang, mais tout a changé et tu ne vois plus devant toi que la glaise primordiale dont Dieu façonne la multitude des êtres et des mondes qu’il tire du néant et renvoie, sans fin, au néant, tu entends la voix du martyr qui a connu l’amour de Dieu et supplie, tuez-moi ! et tu comprends sa prière et tu cesses d’avoir peur car personne ne sera épargné. Dans l’obscurité, tu cherches le regard de Magali, tu touches ses lèvres et tu murmures, comment pourrait-il faire ? s’il nous épargnait, comment ferait-il ?
Comment nous dirait-il son amour ? »
A travers l’évocation du martyr du grand mystique soufi Hussein Ibn Mansûr Al-Halla, il soutient qu’en chaque homme résident un dieu et un animal, un côté lumineux et un côté sombre (le jeune homme, animal guerrier, deviendra un dieu pour son animal, ce chien errant qu’il recueille sur lequel il a droit de vie et de mort). Dieu lui-même peut faire indifféremment preuve d’une grande mansuétude ou de la pire des cruautés, distribuant ses bontés pour finir par tout anéantir en faisant s’abattre les pires châtiments.
« Car les hommes ont besoin, pour vivre, de quelque chose de plus grand qu’eux et, en désignant ce qui est grand, ils ne donnent que leur propre mesure. »
Avec Un dieu un animal, Jérôme Ferrari livre un récit dense, malgré ses cent et quelques pages, aux accents poétiques. Un texte ininterrompu, sans chapitres, sans pauses ni respirations, livré dans un souffle comme si la délivrance ne pouvait venir qu’une fois l’histoire achevée, comme si la vie en dépendait…
« Bien sûr, les choses tournent mal »
Bien que profondément sombre et désespéré, Un dieu un animal est un roman captivant et bouleversant.
Pour en savoir plus sur ce livre, et notamment sur les partis-pris stylistiques de l’auteur qui lui donnent sa couleur et sa tonalité si particulière, voici plusieurs interviews que Jérôme Ferrari a accordées à Léthée Hurtebise, Emmanuelle Caminade et Seren Dipity.
Et chez Caroline, Jérôme Ferrari dévoile son potentiel livresque.
Enfin, on peut lire les premières pages du roman sur le site d’Actes Sud ou sur le document PDF joint en annexe de ce billet.
Ce qu’ils en ont pensé :
Anne : « Incontestablement ce récit est d’une qualité d’écriture remarquable. (…) Indéniablement le fond du récit est percutant, poignant. (…) Et incontestablement, indéniablement ce livre n’est pas fait pour moi. »
Antigone : « Malheureusement, et c’est étrange, je suis restée complètement hermétique à ce roman. Le personnage masculin (…) m’a laissé complètement froide. Seule Magali, la jeune fille fantasmée, a su m’intéresser un tant soit peu à ses tribulations, petites hontes et arrangements quotidiens. »
Caroline : « Une écriture rythmée – attention, ce n’est pas le rythme d’un rock mais plutôt celui d’un blues – et maîtrisée, de sorte qu’on la suit comme un fil qu’on n’a pas envie de lâcher, qui nous amène jusqu’au bout de ses 110 pages. (…) Seul petit bémol : je n’ai pas été autant touchée par ce roman que ce à quoi il aurait pu prétendre vu sa haute teneur émotive. Peut-être est-ce parce que j’ai voulu mettre une distance entre l’histoire violente de ce jeune homme et moi ? »
Fashion : « Un dieu un animal, est un roman qui vous frappe comme un coup de poing en plein visage. Dans un style ciselé et incandescent, qui alterne avec brio et fluidité la deuxième et la troisième personnes (…) Un dieu un animal est la description sans concession et terrifiante d’une humanité qui court à sa perte. Glaçant. »
Katel : « La force de la narration est telle que l’on ne peut qu’aller jusqu’au bout de cette histoire, celle de jeunes gens perdus dans un monde qui s’emballe, celle d’un monde qui perd de plus en plus ses racines mais aussi son avenir. Une histoire qui interpelle et offre un autre regard sur le notre monde qui souvent ne tourne plus rond! Une histoire sombre, très sombre et extrêmement touchante. »
Laurent : « Amer constat qui dénonce sans ambiguïtés les idéaux factices de nos sociétés contemporaines, « Un dieu un animal » nous renvoie une image de nous-mêmes bien peu reluisante et nous donne à réfléchir sur le sens que nous pouvons donner à notre vie. (…) La prose de Jérôme Ferrari, poétique, mystique, brutale, envoûtante et hypnotique nous porte sans répit dans ce récit brutal et désespéré aux accents de tragédie. Un court roman, certes, mais dont le nombre de pages (une centaine) ne nuit en rien à la densité et à la force du récit. Un roman essentiel, peut-être l’un des plus marquants qu’il m’ait été donné de lire ces derniers temps. »
Lily : « Il faut lire Jérôme Ferrari plutôt que d’en parler et tomber sous le charme de son écriture dense et ramassée, poétique, violente. Un livre qui prend aux tripes. Un vrai grand coup de cœur ! »
Papillon : « C’est un texte magnifique et dur, le roman d’une génération perdue, entièrement écrit à la deuxième personne, comme si l’auteur tenait à s’adresser personnellement à chacun de ses lecteurs. C’est un bloc sans respiration et sans chapitres, jeté à la face d’un monde sans espoir, sans illusion et sans âme. Il n’est pas possible de ne pas être touché par un tel texte, de ne pas se sentir concerné, et pourtant j’ai du mal à adhérer à une telle désespérance. »
Yv : « Je ne cache pas que je me suis un peu ennuyé sur certaines longueurs, notamment lorsque Jérôme Ferrari évoque le prophète Hussein Ibn Mansûr El-Hallaj et la quête divine du héros. (…) Par contre nombre de passages excellents voire vraiment jubilatoires et passionnants sauvent l’ensemble du bouquin. »
Un dieu un animal, de Jérôme Ferrari
Actes Sud (2009) – 110 pages