Retomber en enfance. Qui n’en a pas rêvé, au moins pour un instant ?
Voilà le voyage auquel Antonio Ungar convie son lecteur dans Les oreilles du loup.
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Pas un voyage artificiel au rabais, sur une compagnie low cost, vers une sorte de réserve naturelle à la Disneyland, où l’enfance idéalisée, voire fantasmée, serait reconstituée artificiellement, à grand renfort de mièvreries jusqu’à ce qu’écœurement s’ensuive.
Non, non, pas du tout. Surtout pas.
Il s’agit d’un voyage en première classe au pays de l’enfance au cours duquel Ungar nous invite à REVIVRE la condition d’enfant. Rien de moins.
Un véritable tour de force réussi haut la main.
Là où Antonio Ungar est bluffant, c’est qu’il retranscrit avec une justesse stupéfiante le mode de pensée d’un jeune enfant.
Dans Les oreilles du loup, monologue intérieur, le lecteur s’installe dans la tête du narrateur, un petit garçon d’à peine cinq ans. C’est à travers son regard, son rapport au monde extérieur que l’on vit le drame qu’il traverse : la séparation de ses parents et les bouleversements qui en découlent.
« Plus tard, en fin d’après-midi, papa me laisse m’asseoir devant. Je suis le petit homme, dit-il, et il met une musique qui me donne la chair de poule, me noue la gorge pendant qu’il m’explique. Ce qu’est un accordéon, une grosse caisse, une guacharaca, et alors je me mets à pleurer, seul, en regardant à travers ma fenêtre, très raide. Sans savoir pourquoi, comme si les accordéons dans ma tête étaient des bêtes vivantes.
Je pleure, et quand je n’ai plus de larmes, je me retourne et je vois que papa est beaucoup plus fatigué que le véritable, qu’il est plus vieux. Je voudrais que papa soit là, mon papa, le véritable, pas ce vieux type défait. Alors le vieux type, l’air très sérieux, comme si tous les muscles de son visage étaient douloureux à force de sérieux, se met aussi à pleurer, tout en essayant de continuer à conduire et de me cacher ses grandes larmes transparentes. »
Les oreilles du loup est structuré en deux grandes parties, Jours sombres et Jours clairs, subdivisées en huit textes, comme autant d’éclats de vie, chacun pouvant se lire indépendamment.
Les Jours sombres s’ouvrent sur le Cauchemar, récit du départ du père aimé, qui va au fur et à mesure perdre de sa consistance pour ne plus devenir que le fantôme du père. Sombres aussi les jours d’errance à travers le pays, quand la mère qui tente d’assumer au mieux la situation, se trouve obligée de s’installer un moment avec ses enfants chez sa mère, en ville, et subir une houleuse cohabitation.
« Maman est de plus en plus penchée sur son seau d’ordures, là-bas, au-dedans, comme au cours du dernier jour à la campagne. Plus silencieuse, plus défaite, les épaules plus maigres découpées contre la lumière du crépuscule. »
Douloureux encore l’exil forcé de la campagne à la ville, des grandes étendues à la cour de l’école.
Puis arrivent les Jours clairs, peuplés par les figures solaires de la jolie cousine Aldana mais surtout de l’homme gros qui arrive un beau jour dans sa voiture verte, personnage jovial et chaleureux qui va redonner le sourire à la mère et faire disparaître à jamais le fantôme du père.
Alors que la (mauvaise) littérature nous a souvent habitué à l’image d’une enfance mythifiée faite de fausse innocence, de naïveté affectée, ou de mauvaise imitation du langage enfantin, l’auteur colombien renvoie à la nature primale de l’enfant. Dans Les oreilles du loup, tout repose sur les sensations, le ressenti en opposition au rationnel.
« En compagnie de l’homme gros, maman a l’air un peu plus mince que maman, la même maman douce mais à présent plus légère, plus belle, radieuse, maman habillée mais comme nue, le regardant elle aussi et riant de tout avec nous. Il y a toujours du soleil, lorsqu’on regarde vers le haut, le corps de l’homme gros pareil à celui d’un ours, lorsqu’on veut voir son sourire à contre-jour, son grand sourire de castor que le soleil empêche de voir. Je me colle à ses mollets chaque fois que je le vois. Je marche derrière l’homme gros, écoutant les éclats de rire de ma sœur cadette au sommet de cette montagne de joie. »
Suite au départ du père, les événements s’enchaînent sans véritable transition ni logique. En fait, leur succession n’est pas expliquée tout simplement parce que l’enfant ne se les explique pas. Il les prend tels qu’ils arrivent. C’est comme ça et c’est tout. Il regarde le monde des adultes en spectateur sans vraiment en saisir tout le sens et tous les enjeux. Il subit la situation et réagit en fonction de façon quasi animale.
Cela peut s’avérer déroutant à la lecture. Le lecteur doit agir de la même façon : il ne sert à rien de chercher à comprendre les tenants et les aboutissants, il faut se contenter de ressentir.
Comme tous les jeunes enfants de son âge, quand la réalité le trouble ou le désarçonne, il se réfugie dans un monde imaginaire et onirique qui le rassure.
« Je suis en train de sortir de la cuisine, de la chambre de bonne où j’ai longtemps parlé avec ma pierre aux nombreuses formes, lorsque je les entends. C’est maman et grand-mère. Elles crient.
Maman crie et chaque fois qu’elle crie, elle frappe de la main de toutes ses forces une table sur laquelle tremblent des cendriers d’argent et des vases de céramique, elle pleure lorsqu’elle crie et on dirait que sa gorge ou son cœur ou elle tout entière va se casser avec ce cri désespéré, dans ce dernier cri d’animal qui est en train de mourir, de fille qui veut que sa mère l’entende ou la voie. Le son de la grand-mère est différent. C’est comme le ronronnement d’un pigeon. Elle dit des phrases terribles, courtes, répétées, indifférentes, elle cherche à faire que maman se fende en deux une bonne fois pour toutes et cesse d’être maman et ne soit plus qu’un animal cassé et mort. Moi, je m’approche, je les regarde avec ma pierre aux nombreuses formes depuis le couloir, caché derrière une petite table. Elles sont dans le salon. Maman continue à crier et à pleurer et à se casser en deux, et grand-mère continue toujours avec son ennui et sa tête méfiante et sa voix et ses mouvements de pigeon. Nous partons, ma pierre et moi. Nous entrons dans la dernière des chambres, sous la dernière des tables, et là nous jouons seulement elle et moi, et nous parlons et nous n’entendons pas ce monde où deux femmes crient, où ma sœur dort de fièvre. »
Farouche et indépendant, le jeune narrateur d’Ungar se rêve en tigre indomptable, libre, invincible. Il n’est jamais aussi heureux que courant librement dans les plaines des Llanos orientaux, offert à tous les vents, grimpant dans les arbres.
Sa nature sauvage est en totale symbiose avec les éléments. Pas étonnant qu’il déteste l’école qui le bride et le met en cage, pas plus qu’il n’aime la ville où il doit vivre un moment avec sa mère et sa sœur, chez sa grand-mère.
Chez cet être pas encore formaté par la société, pas de tabous. Il livre ses impressions, brut de fonderie. La nature animale de l’enfant prime toujours.
Ainsi, la poésie côtoie parfois la violence, sans qu’y soit associé un quelconque aucun degré de valeur. Le petit félin qui ronronne gentiment peut sans prévenir griffer et blesser d’un seul coup de patte. L’enfant rêveur dans sa campagne est aussi un enfant bagarreur dans la cour de récréation, n’hésitant pas à mettre son opposant en sang ou a mettre le feu aux poubelles, ce qui lui vaudra d’être exclu de l’école.
De même, il est naturellement sensible et réceptif à la sensualité de sa jolie cousine Aldana, sans qu’aucun sentiment de culpabilité ne l’effleure.
Les oreilles du loup est un récit, tendre et triste, sur cet âge de tous les possibles où il fait bon se replonger le temps d’une belle lecture.
Allez lire l’excellent billet de Bartleby qui dit bien mieux que moi toute la richesse de ce livre.
Ce qu’ils en ont pensé :
« Les personnages sont attachants, l’amour du petit garçon pour les membres de sa famille (sa mère, sa soeur, sa si belle cousine) très touchante et la vision partielle d’un enfant particulièrement bien retranscrite. » Antigone
« Je ne savais pas trop dans quoi je m’engageais mais une chose est sûre c’est que ce livre m’a bousculée dans mes petites habitudes.(…)
On sort de ce livre un peu essoufflé car on n’est pas sûr de tout avoir compris (en tout cas, c’est mon cas) mais j’ai beaucoup aimé partager ces moments de vie et les images qui persistent dans ma tête sont très belles et très colorées ! » Argantel
« Contrairement à bon nombre de lecteurs de cet opuscule, j’ai été ravie que la narration ne soit pas plus longue car la lassitude aurait pu me gagner. L’ouvrage n’en reste pas moins original par son traitement du point de vue enfantin de la séparation, mais ce n’est pas un livre qui me donne envie de le relire. » Delphine
« Les oreilles du loup a la beauté sauvage de la savane colombienne si bien rendue dans le récit, l’obscurité de la jungle, l’âpreté des hauts plateaux balayés par le vent, le soleil ou le froid. La langue extraordinaire de ce roman provoque d’intenses émotions au lecteur et l’accompagne dans un voyage au cœur d’un imaginaire d’une richesse extraordinaire. » Katell
« Écrit dans une langue très pure, sans scories, le texte enchante par sa force et sa poésie, car c’est celle de l’enfance, cette part d’enfance que peu ont le privilège de conserver encore à l’âge adulte. » Lily
« Antonio Ungar parvient avec magie à retranscrire des pensées enfantines – mais non naïves – avec une si grande justesse que cela résonne en nous. Il y a de l’universel dans ce regard naissant. » Lo
« Au fil des jours, cette lecture est restée dans ma tête, et j’en arrive à me dire maintenant qu’en fait j’ai beaucoup aimé. » Loula
« Ce livre parle de l’identité, de la quête de soi, car il me semble qu’il est question de cela dans le livre d’Antonio Ungar, se construire, grandir, se forger une identité. » Malice
« C’est une livre tout en finesse, à l’écriture aérienne et poétique. C’est ce qui fait toute l’originalité de cette très belle histoire, celle de pouvoir raconter la douleur, la souffrance, la peine, mais aussi la joie, le bonheur, l’espérance dans une seule et même langue, celle de l’enfance retrouvée et tout en légèreté. » Nanne
« C’est un joli livre, très poétique. Chaque chapitre est construit comme une nouvelle qui plonge le lecteur dans l’univers du petit garçon. J’ai bien apprécié cette virée insolite dans la Colombie d’un jeune enfant même si parfois, j’ai été un peu déroutée par la frontière très mince entre le rêve et la réalité. » Sylire
Les oreilles du loup, d’Antonio Ungar
(Las Orejas Del Lobo) Traduction de l’espagnol (Colombie) : Robert Amutio
Les Allusifs (2008) – 130 pages