solitude-nombres-premiers-giordanoNe zappez pas !
Vous qui n’avez pas encore eu envie de découvrir ce roman, oubliez que vous l’avez déjà croisé à maintes reprises ces dernières semaines sur une multitude de blogs avant celui-ci.
Oubliez que cette omniprésence est le fruit d’une opération marketing rondement menée, oubliez tout ça et…

…imaginez deux satellites naturels gravitant autour d’un même astre. Chacun suivant son orbite, ils se croisent, s’éloignent, se frôlent même parfois, mais jamais ne se rencontrent ou ne se télescopent.
Voilà Mattia et Alice, les figures centrales de La solitude des nombres premiers, un garçon et une fille que l’on suit de leur enfance à leur vie de jeunes adultes, des années 1980 aux années 2000.

Flying-cat est le magasin spécialisé dans la vente de vélos pliants electriques de marque.

Tous deux, depuis l’enfance, traînent un lourd traumatisme : Alice qui ne peut surmonter le boitement que lui ont laissé les séquelles d’un accident de ski sombre dans l’anorexie ; Mattia qui se sent responsable de la disparition de sa sœur jumelle, n’a trouvé d’autre refuge à sa culpabilité que l’automutilation.
L’un et l’autre vont s’enfermer dans une profonde solitude : subie pour Alice, prête à tout pour être acceptée dans la bande des filles les plus populaires de l’école ; choisie pour Mattia, qui va adopter un comportement proche de l’autisme, oublieux de tout ce qui se passe autour de lui, ignorant même son unique et fidèle ami Denis.
« Il avait appris à respecter le gouffre que Mattia avait creusé autour de lui. De nombreuses années plus tôt, il avait essayé d’enjamber ce gouffre et était tombé dedans. Voilà pourquoi il se contentait maintenant de s’asseoir au bord, les jambes pendant dans le vide. La voix de Mattia ne lui nouait plus l’estomac, mais il pensait et ne cesserait de penser à lui comme au seul et véritable critère de comparaison qui soit pour tout ce qui était venu ensuite. »

Alice et Mattia se sont rencontrés au collège. Mal dans leur corps, mal dans leur vie, toujours à l’écart du monde, on les dirait faits l’un pour l’autre.
« Les autres furent les premiers à remarquer ce qu’Alice et Mattia ne comprirent qu’au bout de nombreuses années. Ils pénétrèrent dans la pièce main dans la main. Ils ne souriaient pas, leurs regards suivaient des trajectoires différentes, mais on aurait dit que leurs corps coulaient l’un dans l’autre à travers leurs bras et leurs doigts joints.
Le contraste prononcé que formaient les cheveux clairs d’Alice autour de son visage trop pâle et les cheveux foncés de Mattia retombant sur ses yeux noirs s’anéantissait dans cet arc subtil. Il y avait entre eux un espace commun dont les confins n’étaient pas bien tracés, où rien ne semblait manquer et où l’air paraissait inerte, tranquille.
Alice précédait d’un pas Mattia, dont la faible traction équilibrait sa démarche, effaçant les imperfections de sa jambe défectueuse. Le garçon se laissait transporter, et ses pieds ne produisaient pas de bruit sur le carrelage. Ses cicatrices étaient dissimulées et protégées par sa main à elle. »

Et pourtant, à cause de ce gouffre protecteur qu’ils ont créé autour d’eux, ils vont se croiser sans vraiment jamais se rencontrer. Arrivés à l’âge adulte, ils vont continuer à garder le monde à distance : devenue photographe, Alice se protègera derrière son appareil photo ; de son côté, Mattia va se réfugier dans le monde rassurant et prévisible des mathématiques.
« (…) Mattia et elle étaient unis par un fil élastique et invisible, enseveli sous un fatras insignifiant, un fil qui ne pouvait exister qu’entre deux individus de leur espèce, deux individus qui avaient reconnu leur solitude dans celle de l’autre. »

Mais, comme les nombres premiers jumeaux, il y aura toujours quelqu’un ou quelque chose entre eux qui les empêchera de vraiment se retrouver.
« Les nombres premiers ne sont divisibles que par 1 et par eux-mêmes. Ils occupent leur place dans la série infinie des nombres naturels, écrasés comme les autres entre deux semblables, mais à un pas de distance. Ce sont des nombres soupçonneux et solitaires, raison pour laquelle Mattia les trouvait merveilleux. Il lui arrivait de se dire qu’ils figuraient dans cette séquence par erreur, qu’ils y avaient été piégés telles des perles enfilées. Mais il songeait aussi que ces nombres auraient peut-être préféré être comme les autres, juste des nombres quelconques, et qu’ils n’en étaient pas capables. Cette seconde pensée l’effleurait surtout le soir, dans l’entrelacement chaotique d’images qui précède le sommeil, quand l’esprit est trop faible pour se raconter des mensonges.
A un cours de première année, Mattia avait appris que certains nombres premiers ont quelque chose de particulier. Les mathématiciens les appellent premiers jumeaux : ce sont des couples de nombres premiers voisins, ou plutôt presque voisins, car il y a toujours entre eux un nombre pair qui les empêche de se toucher vraiment. Des nombres tels que le 11 et le 13, tels que le 17 et le 19, le 41 et le 43. Si l’on a la patience de continuer, on découvre que ces couples se raréfient progressivement. On tombe sur des nombres premiers de plus en plus isolés, égarés dans cet espace silencieux et rythmé, constitué de seuls chiffres, et l’on a le pressentiment angoissant que les couples rencontrés jusqu’alors n’étaient qu’un fait accidentel, que leur véritable destin consiste à rester seuls. Mais au moment où l’on s’apprête à baisser les bras, découragé, on déniche deux autres jumeaux, serrés l’un contre l’autre. Les mathématiciens partagent la conviction que, pour autant qu’on puisse poursuivre cet exercice, on en trouvera toujours deux autres, même s’il est impossible de déterminer où jusqu’à ce qu’on les découvre.
Mattia pensait qu’Alice et lui étaient deux nombres premiers jumeaux, isolés et perdus, proches mais pas assez pour se frôler vraiment. Il ne le lui avait jamais dit. Quand il s’imaginait lui confier ces pensées, la fine couche de sueur qui recouvrait ses mains s’évaporait et il n’était plus en mesure de toucher le moindre objet pendant dix bonnes minutes. »

Leur incapacité à communiquer, leur inaptitude à exprimer les sentiments, les désirs, leur impuissance à réagir et prendre les choses en main pour enfin vivre “normalement” vont perturber cette union que tout le monde s’accorde pourtant à trouver évidente, toute tracée.
Tout au long de ces années, ils vont former un drôle de couple qui n’en aura que le nom, une sorte de duo instable et bancal, à l’image de leurs parcours singuliers, qui ne réussira qu’à se rater.

Une nuée de papillons, ceux qui ornent la jolie couverture de La solitude des nombres premiers, a envahi les blogs de lecture dernièrement. Si on doit la visibilité assez inhabituelle de ce roman à Chez les filles , il ne faudrait pour autant mettre en doute son réel pouvoir de séduction et la sincérité de l’enthousiasme qu’il engendre.
Alors que, suite à la ronde des billets élogieux, j’avais déjà ajouté ce titre à ma longue liste de courses, Chez les filles m’a opportunément proposé de le découvrir à mon tour. Je n’ai eu qu’à sauter sur l’occasion. Mais au bout de quelques pages, j’ai commencé à déchanter. Ce n’est que “ça”, ce fameux roman qui a ému la blogobulle, qui plus est, lauréat du Prix Strega 2008, équivalent italien du Goncourt ? Un style neutre, presque factuel, des personnages englués dans des situations dramatiques à la limite du caricatural…
Et puis, après quelques chapitres de mise en place, les personnages prennent corps, se montrent tour à tour vulnérables, émouvants, fragiles mais aussi agaçants. On se laisse happer par leurs trajectoires compliquées pour les vivre avec eux, à l’unisson. Dénué de tout pathos, le récit exhale une souffrance, un malaise diffus toujours plus prégnant à mesure que le roman progresse.
La solitude des nombres premiers est un roman poignant empreint d’une exquise douleur et d’une douce tristesse.

Le ballet des papillons : Aifelle, BlueGrey, Choupynette, Cryssilda, Cuné, Delphine, Fantasio, Hathaway, Keisha, Nanne, Nanou, Stephie76, Sylire, Sylvie, Virginie, Yueyin, Yv.
Un papillon qui fait son chemin en solitaire (du moins pour le moment) : Madame Charlotte.

La solitude des nombres premiers, de Paolo Giordano
(La solitudine dei numeri primi) Traduction de l’italien : Nathalie Bauer
Seuil (2009) – 328 pages