lune-captive-garnierVoilà, ça y est, c’est fait.
Odette et Martial ont définitivement quitté leur banlieue parisienne pour « habiter en vacances toute l’année » et couler leurs vieux jours sous le soleil du Midi, aux Conviviales. Enfin, c’est surtout l’idée d’Odette. Martial n’a fait que la suivre.

Ce nouveau vélo pliant est en service.

Les Conviviales, ça ressemble beaucoup à Wisteria Lane, à ces “condos” très prisés des américains. « De chaque côté, les maisonnettes se dupliquaient comme autant de petits monuments funéraires chics et toc qui pouvaient faire craindre une certaine monotonie dans la traversée de l’éternité. Enfin, au bout de cette interminable allée fantomatique, le rectangle bleu turquoise de la piscine apparut et, derrière elle, le chalet du club-house. »
Sauf qu’en lieu et place des personnages glamour de la série télé, les habitants étaient tous des retraités, comme Odette et Martial, séduits par ce nouveau concept de résidence clôturée et sécurisée, parce qu’« aujourd’hui, le premier des conforts, c’est de se sentir bien protégé et en sécurité permanente. » Les deux retraités sont les tout premiers à investir leur nouveau pavillon et ne tardent pas à se sentir perdus.

Depuis un mois qu’ils sont arrivés, le club-house est toujours fermé, la piscine reste vide, et ils n’ont pas rencontré âme qui vive excepté M. Flesh, le gardien-régisseur pas très engageant logé sur place à l’année pour veiller sur la tranquillité des résidents. En plus de ça, le soleil promis n’est pas au rendez-vous : la pluie tombe chaque jour depuis un mois. Pour meubler la solitude, ils ont inventé un jeu : imaginer comment vont être leurs prochains voisins.

Puis, avec les beaux jours, arrive enfin un autre couple, Marlène et Maxime, des gens qui donnent dans le tape à l’œil, le bling bling. Pas vraiment le genre d’Odette et Martial, mais les bonnes manières et la solitude aidant, on ne fait pas la fine bouche, on s’invite chez les uns, chez les autres ; les femmes organisent des sorties hautement culturelles dans les églises de la région, les hommes s’essaient au golf. « Le golf ressemblait à la Suisse en miniature, la nature enfin domptée par l’homme. Arbres bien dégagés au-dessus des oreilles, petits étangs proprets tapissés de plastique savamment camouflé par des bambous plantés au cordeau et pelouse parfaitement tondue en trois épaisseurs allant du rough au green en passant par le fairway. »

Un peu plus tard débarque une nouvelle résidente, Léa, dont le statut singulier de “femme seule” alimente les spéculations des deux autres couples : veuve, divorcée ?
La vie s’organise gentiment aux Conviviales, égayée par les visites de Nadine, la secrétaire-animatrice du club-house un peu trop portée sur la beuh, les oinj et le space cake, jusqu’à ce jour où trois caravanes de gitans s’installent à quelques pas de la clôture des Conviviales

Pour les résidents des Conviviales, le paradis au soleil toute l’année prend vite des allures de prison dorée pour finir en enfer incendiaire. Le lecteur regarde d’un œil amusé les personnages de Pascal Garnier évoluer dans leur univers surprotégé, tels des mouches prisonnières d’une cloche de verre.
Dans cet univers confiné, les tensions vont s’exacerber et les efforts de sociabilisation faire long feu. Sous le vernis de la bienséance vont apparaître les failles, les bassesses et les névroses des uns et des autres : le refus de vieillir, les penchants dépressifs, le déni de la mort, l’intolérance, la peur de l’étranger…

Tout au long du récit, on pressent le danger, le malaise est omniprésent : à l’ennui succède une angoisse sourde, puis la paranoïa s’installe.
« – Imaginez qu’on soit sous surveillance, qu’on nous observe comme des cobayes de laboratoire ? Qu’on nous filme à notre insu, qu’on nous étudie comme des rats ?…
– Pourquoi nous ? Nous n’avons rien d’exceptionnel, nous sommes des gens normaux.
– Vous en connaissez, vous, des gens normaux ? Chacun protège son misérable petit tas de secrets. »

A mesure que la température extérieure grimpe pour atteindre des records caniculaires, les esprits vont s’échauffer.
« C’est vrai qu’il faisait lourd, l’air stagnait, épais, poisseux, pas un souffle de vent. On se sentait plombé, le moindre geste coûtait. A part tuer des mouches en espérant tomber sur celle d’Odette, il n’y avait pas grand-chose à faire. Martial agitait mollement la tapette devant son nez. Il en avait tué douze depuis le matin et s’était surpris à en tirer un certain plaisir. Martial n’avait jamais été à la chasse, il n’avait jamais égorgé de cochon ni saigné de lapin, ni tordu le cou d’une poule. Jamais il n’avait fait couler d’autre sang que le sien. Qu’il n’en ait pas eu envie, c’était autre chose. Parfois en rêve, il s’était un peu laissé aller, mais dans les rêves, tout est permis. »
La situation va bientôt échapper à tout contrôle. Jusqu’au dérapage fatal qui va faire imploser la petite communauté des fringants seniors.
« Se sont bien bouffés le nez, les seniors et les senioritas ! Bon Dieu, ça se traitait comme du poisson pourri dans le club-house ! On les a pas vu barboter dans leur mare, les canards boiteux, ça se volait dans les plumes, coups de bec, d’ongles… Fallait entendre ! Et que je te déballe le tout du rien, et que je t’appuie sur le bubon, le furoncle, et que j’exhibe mon moignon… Du pas racontable. »

Lune captive dans un œil mort est un savoureux mélange d’humour noir et de satire grinçante épinglant certains travers de notre société. Loin d’être caricaturaux, les personnages campés par Garnier sont touchants, irritants, pathétiques…. et effroyablement humains. Pour preuve, à plusieurs occasions, j’ai cru reconnaître certains de mes voisins de copropriété. Et comme le dit un des personnages, « C’est qu’on finit par s’attacher, même à des cons pareils… C’est vrai, ça tient compagnie… »

Ce qu’elles en ont pensé :

« Bien sûr une fois ce livre lu, on se dit que JAMAIS on n’ira dans une résidence comme celle-là. Pourtant l’auteur n’exagère pas du tout, au contraire c’est la vie de tous les jours, drôle et terrifiante, pointée par sa plume caustique. » Cathe
« Pascal Garnier, avec une joyeuse férocité, se livre à un vrai jeu de massacre, fustigeant au passage tous les travers de notre époque (jeunisme forcené, peur de l’étrange étranger…). » Cathulu
« Lune captive dans un œil mort est une fantaisie sombre, drôle, grinçante, et diablement bien écrite en prime. Jubilatoire, pourrait-on dire, si ce terme à la mode n’était pas trop souvent employé. » Pages à pages
« Pascal Garnier dépeint d’irrésistibles et pathétiques sexagénaires (plus ou moins) au bord de la piscine, au bord de la crise de nerf si ce n’est au bord d’un gouffre. Et si les Conviviales étaient réellement un cimetière doré ? » Valdebaz

Lire le premier chapitre sur le site de Zulma.

Lune captive dans un œil mort, de Pascal Garnier
Zulma (2009) – 158 pages