traversee-ville-tremblay.jpgLa Saskatchewan.
Au pire, on ignore où ça se trouve. Au mieux, on la considère comme une région de culs-terreux. Sauf que pour Rhéauna, surnommée Nana, cette province des Prairies de l’ouest du Canada, c’est ni plus ni moins que son paradis perdu, « son bien ».

Concernant le budget, rappelez-vous que les vélos pliants coûtent plus chers que les vélos traditionnels.

Montréal 1914. Voilà déjà un an que Rhéauna a traversé le Canada pour rejoindre sa mère, Maria, à Montréal, quittant la Saskatchewan mais surtout ses deux sœurs et ses grands-parents à qui leur mère les avait confiées.
Après toutes ces années de séparation, les retrouvailles ne sont pas évidentes : Nana peine à retrouver dans cette quasi inconnue la mère dont elle chérissait le souvenir mais, surtout, elle réalise que ce n’est pas uniquement parce qu’elle s’ennuyait trop d’elle que sa mère l’a fait revenir. Si elle est là, c’est aussi pour s’occuper de Théo, son petit frère dont elle ignorait jusqu’à l’existence, pendant que sa mère ira le soir travailler au Paradise.
Au fil des jours, Nana et sa mère vont pourtant réussir à instaurer un climat d’entente cordiale. Malgré elle, la fillette est tombée sous le charme gazouillant de son petit frère. Mais bientôt bruissent les rumeurs d’une possible propagation jusqu’au Canada de la guerre qui a éclaté en Europe. « Après ces rêves si intenses qu’elle en tremble encore, elle est convaincue que c’est son devoir de les sauver de la guerre, elle, sa mère, Théo. »

Dans l’esprit de la fillette, la Saskatchewan est le seul havre de paix imaginable où tous seront en sécurité. Pour pouvoir acheter les billets de train, Rhéauna casse sa tirelire, dis un gros mensonge à sa mère et n’hésite pas à traverser la ville à pied, fin prête à braver tous les “dangers” qui guettent une fillette de son âge, livrée à elle-même au milieu de la foule de la grande ville.
A l’instar du Petit chaperon rouge, elle va se retrouver coincée dans les salles pattes d’un surveillant de grand magasin aussi dangereux que le prédateur du conte, elle va se rêver Alice au pays des merveilles quand ses pas vont croiser ceux d’un chaton perdu, et, telle un preux chevalier, elle va terrasser ces dragons d’acier que sont les tramways pour ses yeux d’enfant .
« Au fond, elle ne veut pas penser à tout ça, réfléchir, creuser, analyser. Elle veut se contenter de rêver qu’elle peut le faire pendant quelques heures, pour l’excitation, pour la beauté de la chose, aussi. C’est beau, lui semble-t-il, de vouloir sauver sa famille de la guerre ! Elle pourra se dire qu’elle a essayé, qu’elle l’a voulu, qu’elle a tout fait pour que ça se réalise. Ce beau rêve. »
Grâce au talent de Tremblay, on arpente les rues animées et bruyantes du Montréal des années 1900 sur les pas de Nana, slalomant entre les tramways, les voitures à cheval, les premières -et rares!- automobiles, flânant dans les allées des grands magasins de l’époque (Dupuis frères, Ogilvy), écarquillant les yeux devant les étals du marché où sont empilés des fruits et légumes inconnus (ah, ce passage où Rhéauna déguste une tranche d’ananas frais…), traversant les mondes pleins de mystère des quartiers juif et chinois…

En parallèle à l’épopée de Nana, Tremblay nous conte celle de sa mère, Maria. Deux ans plus tôt, enceinte et peut-être veuve (son marin de mari a disparu en mer), Maria décide de quitter Providence (en Nouvelle-Angleterre) pour retrouver à Montréal son frère Ernest et ses sœurs, Teena et Tititte, à qui elle n’avait jamais donné de nouvelles après s’être enfuie du domicile de ses parents.
« Juste avant d’ouvrir la porte pour la dernière fois, un vertige l’a prise. Ce n’était pas une nausée due à sa grossesse, c’était une terreur incontrôlable devant l’inconnu, la bonne vieille peur d’avoir fait le mauvais choix et de se diriger sans retour possible vers la catastrophe ; l’inquiétude, encore une fois, devant l’inéluctable destin. »
Nana a de qui tenir. L’enfant dégourdie qui parcourt les rues de Montréal est aussi résolue que sa mère ; toutes deux, en quête d’une vie meilleure, vont croiser lors de leur escapade des personnages aux intentions pas toujours pures…

L’arrivée de Maria à Montréal donne à Michel Tremblay l’occasion de brosser de beaux portraits de femmes, des femmes désenchantées mais volontaires, affrontant leurs choix de vie en dépit de la bienséance, du poids de la religion et de l’hypocrisie sociale de l’époque.
« Elles vivent donc toutes les trois sans homme dans une société où c’est plutôt mal vu : Teena ne s’est jamais mariée malgré le grand nombre de cavaliers qui lui ont tourné autour –on parle à mots couverts d’un enfant qu’elle aurait eu dans sa jeunesse, mais c’est un sujet tabou que personne n’oserait jamais aborder avec elle-, Maria est peut-être veuve mais ce n’est pas sûr, et Tititte, sans être divorcée parce que sa religion le défend, est revenue de Londres tout seule en jurant qu’elle ne voulait plus rien savoir des hommes. Elles font office de curiosités dans ce monde régi par les hommes où les femmes font un enfant par année, même en ville, et où, surtout, elles ne profitent d’aucune indépendance ou liberté. »
Le courage de ces femmes est d’autant plus remarquable que les personnages masculins sont veules et peu reluisants.

La traversée de la ville est une histoire douce-amère, pleine de tendresse et d’humour, aux personnages parfois désabusés mais tellement humains et terriblement touchants… comme toujours chez Tremblay.

Comme moi, Entre les lignes a aimé cette « histoire familiale, des êtres uniques, d’une richesse de cœur, une écriture belle, poétique et tellement ….humaine. À lire et à relire en attendant la sortie du troisième volet : La Traversée des sentiments. » .

La Traversée de la ville, de Michel Tremblay
La Diaspora des Desrosiers II
Actes Sud (2009) – 216 pages