khemiri-montecore« Hé toi ! Hé toi ! Lecteur ! Là devant ton écran, qui entame la lecture de ce billet ! Laisse-moi t’expliquer pourquoi tu vas investir ton temps et ton argent dans ce livre-là ! »
Lecteur, si tu te pâmes dès qu’on te titille la langue, qu’on te la mordille, qu’on te la malaxe, qu’on lui fasse subir les plus douces tortures, Montecore, un tigre unique est le roman indispensable qu’il te faut ajouter à ta collection.
Car c’est à un plaisir jouissif que t’invite Jonas Khemiri qui prend la langue, la triture, la déforme, la magnifie après l’avoir tournée plus de sept fois sous sa plume, te fait vivre des sensations de lecture vertigineuses et découvrir des horizons linguistiques insoupçonnés.

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Car la langue est au cœur de Montecore, un tigre unique. Dans ce roman que l’on ressent comme largement autobiographique, Jonas Khemiri retrace le parcours de son père, Abbas, orphelin tunisien émigré en Suède.
Dans les années 1970, Abbas écume les plages de son village de Tunisie, l’appareil photo en bandoulière, à la recherche de jolies touristes à immortaliser sur la pellicule et, si l’occasion se présente, à glisser dans son lit. Jusqu’au jour où il tombe en arrêt devant une grande blonde, hôtesse de l’air suédoise : Pernilla Bergman. Le coup de foudre est tel qu’il va emprunter de l’argent à son ami Kadir et suivre Pernilla en Suède où il l’épousera et lui fera trois enfants. Mais, dans le blanc paysage suédois, le joli conte de fées va tourner court : Abbas expérimente rapidement la difficulté de s’intégrer dans une société qui ne veut pas de lui, et doit confronter ses rêves de photographe international aux dures réalités de la vie.

Pour raconter l’histoire d’Abbas, somme toute assez banale, Jonas Khemiri choisit d’établir un dialogue entre deux personnages : Jonas, clone de l’auteur, jeune écrivain suédois dont le premier livre vient d’être publié, et Kadir, le meilleur ami de son père qui va tanner Jonas pour qu’il écrive la biographie d’Abbas. Bien qu’absent, Abbas est le troisième personnage de ce roman. Omniprésent à chacune des pages, il est là, quelque part, entre les dithyrambes de Kadir qui fait de son ami un super héros et les ressentiments de son fils Jonas qui noircit à souhait le souvenir de ce père disparu.
Pour écrire ce livre à quatre mains, Jonas envoie ses textes à Kadir qui lui renvoie corrigés et annotés, comme celui-ci :
« Es-tu sérieux ? Veux-tu écrire dans le livre sur ton père que tu commences à « avoir honte » de lui ? EFFACE ceci TOUT DE SUITE ! Nous devons tous les deux être prêtes à faire des compromis. Je comprends bien que tu sois vexé quand je me permis de dire lors de mon commentaire précédent :
« Le Coran ? Ton fils ? Mais il est aussi suédois qu’une pomme de terre. »
Ceci va donc être rénové. A la place, je dis :
« Le Coran ? Ton fils ? Mais il est aussi suédois qu’un hareng ! » Ceci te semble-t-il plus adéquat ? »

La correspondance électronique entre les deux personnages donne lieu à des échanges truculents de la part de Kadir, adepte des circonvolutions et arabesques fleuries qui donnent à ses courriers une couleur et une saveur sans pareil, à base d’images, de néologismes et de tournures grammaticales empruntant tout à la fois au suédois, au français, à l’arabe et à l’anglais (les traducteurs n’ont certainement pas été trop de deux pour plancher sur la version originale !) :
« Ma surprise fut des plus grandes quand le Grec quitta son poste derrière l’appareil photographique pour montrer à ton père comment il fallait déboutonner et enlever ses jeans de gigolo trop moderne afin de garantir une meilleure qualité photographique. Ton père répliqua par une agression explosive et le résultat fut qu’un nez grec saigna à flots, qu’un pied de ton père visita le ventre du Grec et que la bouche de ton père rajouta une salve de salive sur le cou du Grec alors que celui-ci gisait à terre et toussait. Suivit un tumulte turbulent où des mains grecques cherchèrent à capter ton père qui s’esquiva d’un saut à l’effectivité vandammienne puis servit de nouvelles frappes de poings et de pieds accompagnées d’une cascade d’insultes qui dressaient l’image d’une mère grecque gagnant sa vie en se prostituant et celle d’un Grec ressemblant à un chien errant. »

Mais limiter Montecore, un tigre unique, à un brillant exercice stylistique de plus sur la langue serait nier sa dimension sociale et politique sur les difficultés d’une intégration réussie, sur l’intolérance et l’incompréhension entre les communautés, sur l’affirmation de son identité…

Quand il part pour la Suède, Abbas quitte certes le soleil pour la neige, mais aussi la chaleur de ses compatriotes pour la froideur des suédois, qui le regardent d’un mauvais œil, lui l’émigré dont le teint basané tranche avec la blancheur de leur complexion. Il commence par se frotter à l’hostilité de sa belle-famille qui voit d’un œil douteux ce couple mixte qu’il forme avec Pernilla.
Jour après jour, il apprend à connaître les suédois et leurs usages. Son regard naïf quasi anthropologique est souvent très drôle : « Et là, il se passa quelque chose d’étonnant. Au moment où il allait tourner au coin de la rue, l’homme à la mallette fut confronté aux rayons du soleil et s’immobilisa tout d’un coup. Il ralentit ses pas, s’approcha du mur de la maison, tendit son cou comme un chien qui cherche une odeur, plissa les yeux et puis… resta tout simplement paralysé. Comme une statue. Il savourait d’une mine céleste, un phénomène que je documentai bien évidemment avec mon appareil photo. Ce qui est intéressant, c’est qu’il n’était pas le seul à se comporter ainsi. Dans cette première journée de printemps, PARTOUT à Stockholm, les gens prenaient les mêmes positions, à CHAQUE endroit ensoleillé, à chaque arrêt de bus, sur chaque place, ils s’immobilisaient tout d’un coup, tous ces bureaucrates suédois finement habillés mettaient leurs têtes en arrière, ouvraient la bouche et plissaient des yeux. Des centaines d’hommes qui, comme des plantes assoiffées, cherchaient la bienfaisance de la lumière. Souvent accompagné d’un gémissement qui s’échappait de leur bouche et qui peut être décrit ainsi : Mmmm. »

Plein de bonne volonté, Abbas va tout faire pour réussir son intégration. Pour lui, la Suède est le pays de tous les possibles puisque Refaat El Sayed, émigré égyptien, y est devenu milliardaire et a même été élu suédois de l’année ! Ne lâchant pas son rêve de devenir un photographe reconnu, il accepte de faire des petits boulots dans le métro de Stockholm.
Puisque cela ne va pas suffire, il va sciemment s’éloigner du groupe d’exilés qu’il fréquente, pour finir par les tenir responsables de leur propre malheur, agissant envers eux comme les suédois envers lui.
Et puisque l’intégration passe aussi par la maîtrise de la langue du pays d’adoption, son langage le stigmatisant tout autant que la couleur de sa peau, il va faire de son foyer, où se parlent indifféremment le français, l’arabe ou le suédois, un temple de l’adoration de la langue unique suédoise. « J’ai pris une décision. Fini le non-suédois. Tu as raison. A partir de maintenant, nous NE parlerons QUE suédois. Ici et à l’atelier. Il ne faut pas que les jumeaux soient confus à cause de la multitude des langues. Plus de français, plus d’arabe. Je dois améliorer sérieusement mon suédois pour garantir la survie continuelle de mon atelier ! » Il va même suivre avec Kadir des cours de langue dispensés de façon peu orthodoxe (mais ô combien savoureuse) par Jonas lui-même.

Malgré ses efforts, Abbas ne pourra lutter contre la vague de xénophobie qui règne dans les années 1990 en Suède (et certainement pareillement dans le reste de l’Europe). « Les Suédois ont en eux une certaine méfiance initiale, surtout face à nous autres Suédois qui n’ont pas le physique d’un Suédois. »
Doux rêveur, malgré ses échecs répétés, il persiste à échafauder des projets chimériques. Ce qui ne manque pas de créer des séismes toujours plus fréquents dans son foyer. Envers et contre tout, il refuse de s’avouer vaincu et préfère ignorer l’hostilité agressive de ses compatriotes et nier la réalité.
Une attitude que lui reproche son fils aîné Jonas aux yeux duquel il finit par passer pour un lâche, si ce n’est un traître. En réaction contre ce père dont le comportement lui fait honte, Jonas va devenir un adolescent rebelle et entrer en conflit frontal avec son père. C’est dans ses racines arabes et le Coran qu’il va essayer de trouver sa place.
Pourtant, toute sa vie, Abbas n’aura qu’un souci : que ses enfants vivent une vie “normale”, comme de “vrais” suédois. « Mon assurance est tout sauf rassurée, mais je sais une chose – il NE faut EN AUCUN CAS que mes fils soient tentés par la marginalité ! Ceci sera la véritable priorité de ma vie ! Je devrais faire grande attention à me garder de suivre ma femme en savonnant comme elle mes yeux dans la mousse de la politique. »
Avec tendresse ironique et humour, Khemiri brosse toute l’ambiguïté des relations père/fils, entre adoration (lorsqu’ils formaient le « duo dynamique ») et rancœurs. « La seule chose que j’ai voulue dans ma vie, c’est que ta fierté pour moi soit aussi éternelle et universelle que ma fierté pour toi. »
Tout comme Montecore, le tigre blanc de Siegfried & Roy, le roman de Jonas Khemiri est unique. Alors n’attendez pas qu’il soit épuisé pour le découvrir.

Première à avoir attiré l’attention de la blogosphère sur Montecore, La Lettrine a consacré une longue interview filmée à Jonas Hassen Khemiri.
Anne-Sophie, Fashion, Malice et Christine Spadaccini ont toutes succombé à son charme.
Alors que la langue de Jonas Hassen Khemiri a laissé Cécile de Quoide9 pantelante (pas moins !), Delphine et Lou lui sont restées insensibles.
Le site de l’auteur est ici.

Montecore, un tigre unique, de Jonas Hassen Khemiri
(Montecore, en unik tiger) Traduit du suédois par Lucille Clauss et Max Stadler
Le Serpent à Plumes (2008) – 376 pages