absire-personnages-lit-baconLondres. Dans un pub enfumé de Soho, Tony la petite frappe de l’East End, a repéré sa proie : ce type là-bas au bar, dont les poches débordent de billets. Lui, l’ancien taulard, le gigolo toujours bien mis, ne reconnaît pas cet homme. Quand il l’aborde, il ne sait pas qui il est, seul son argent lui importe. De son côté, l’homme se montre sensible au charme de Tony qui finira la nuit dans son lit.
« Alors, je me suis demandé s’il ne fallait pas résister à cette impulsion qui me poussait dans tes bras ? J’espérai quoi d’un mec aussi banal ? Il était encore temps de m’interroger. Mais étais-je si pressé ? Je pouvais attendre un moment, histoire de bien baiser avant, oui, mais pas trop longtemps ! Il est des maladies qu’il vaut mieux combattre dès les premiers signes. »

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Ainsi commence l’histoire de Tony et de Frankie, sur un malentendu. Rapidement, Tony s’installe chez Frankie, le peintre mondialement reconnu. L’artiste nourrit son œuvre de cette nouvelle passion amoureuse.
Tony, le pauvre gars inculte des mauvais quartiers, n’est pas peu fier d’être le sujet principal -et unique- des toiles du maître. Mais il ne comprend ni ne supporte l’image que Frankie lui renvoie de lui-même.
« La tête tournée à gauche et à droite à la fois, le corps noué, manquant de me casser la figure de l’affreux trône où tu m’avais posé, je n’étais pas beau à regarder. Mais était-ce bien moi, ce type brutal, à poil, avec le cheveu rare, un trou noir dans la joue et une mâchoire d’animal ? Tu as plaqué un trait rouge sur ma cuisse, un vrai coup de griffe. Aïe ! Je n’avais pas intégré que mon genou était fracassé. Il semblait aussi que j’avais une plaie, comme une éraflure à vif, qui s’étirait à l’intérieur du bras. A croire que j’avais été écharpé par une bête féroce. “Merde, Frankie ! C’est comme ça que tu me vois ?” (…) Je ne savais même pas qu’un cerveau humain pouvait générer des saloperies pareilles. Là, j’ai pensé que j’allais te cogner, te plumer, te quitter, nu et tordu comme moi, en charpie au milieu de tes bidons, des tes cartons, de tes chiffons. Il y a des choses qu’on n’a pas le droit d’imposer aux gens. Moi sur les cabinets, exposé dans les musées… Et toi, te remplissant les poches avec ça, grâce à ces tarés qui s’extasiaient sur n’importe quoi ! »

La passion dévorante se fait destructrice. Les coups de pinceau du peintre sont autant de coups de scalpel qui dissèquent la chair et l’âme du modèle. Frankie exhibe Tony qui détonne dans son cercle d’amis. « Ma religion était faite, c’était comme un réflexe pour durer : j’étais le mec à ton flanc qu’on chambre ou dont on a pitié. »
Dans ce couple peu banal, entre ces deux hommes si différents, l’incompréhension est source de conflits, qui vont rapidement devenir de plus en plus violents, à force d’alcool et de débauche. « Résultat : plus que la distorsion des chairs pratiquée par le maître, ce qui effraie Tony chez Frankie, c’est l’apparence ludique que revêt l’enfer en sa compagnie. » Leur relation est à l’image des toiles de Frankie : tordue et torturée. Frankie et Tony s’aiment, se disputent, se battent même, se séparent puis se réconcilient, pour mieux se détruire encore.

Peindre le cri plutôt que l’horreur (Francis Bacon). Inspiré de la relation tumultueuse de Francis Bacon et George Dyer, Deux personnages sur un lit avec témoins est le récit d’une passion destructrice entre un peintre et son modèle. Cette histoire d’amour, parce qu’en c’en est une même si elle est tragique, prend aux tripes.
Pour nous la restituer, Alain Absire imagine un dialogue tendu et tourmenté entre Frankie et le fantôme de Tony, deux êtres à vif qui hésitent sans cesse entre attraction et répulsion, désir et mépris. L’artiste cannibalise le modèle qui souffre de se sentir dépossédé. « Ni racine ni famille d’aucune sorte, j’étais un papier photo sur lequel tu pouvais imprimer n’importe quoi. Tant pis si je dérouillais les trois quarts du temps. »
Se mêlent à tout cela des sentiments diffus d’humiliation, de dépendance, de sadisme, exacerbés par des excès en tout genre (sexe, alcool et drogues). « Et puis, laisse courte et collier serré, tu me tenais, vieux sadique. Tu savais aussi te montrer caressant. Capable d’enculer affectueusement, voilà comment je te préférais. Moi, malgré quelques embardées, j’ai toujours pensé qu’on n’est pas obligé d’attendre de l’autre des choses extraordinaires, que l’humour, la tendresse et la camaraderie, si on y arrive, c’est bien aussi. J’avoue que, selon ces principes, je commençais à m’attacher, tout en rêvant de claquer la porte de ton atelier pour ne plus jamais y foutre les pieds.» L’amour vécu comme sur un ring, accessoire récurrent des toiles de Bacon. Le roman soulève aussi toute l’ambiguïté des relations artiste/modèle. «Peindre, quelle boucherie ! On taille dans ceux que l’on aime. On dépèce ses souvenirs et on y mêle ceux des autres. Et, après avoir tranché à vif, on recoud avec une grosse aiguille et de la ficelle à rost-beef. »

Un livre qui peut s’apprécier même si on n’est pas familier avec l’œuvre de Francis Bacon. Le petit diaporama ci-dessous regroupe certaines des œuvres auxquelles il est fait référence dans le roman (il suffit de placer le curseur sur la photo choisie pour en lire la légende).
Personnellement, Deux personnages sur un lit avec témoins m’a donné une furieuse envie de me replonger dans le catalogue de l’exposition que Beaubourg lui a consacré en 1996 et qui m’avait scotché à l’époque, et dans les Entretiens avec David Sylvester (sacrilège, dans ma vieille édition, les reproductions sont en noir et blanc !!!).

Pour en savoir un peu plus :
Alain Absire interviewé sur Encres Vagabondes.
Francis Bacon s’entretient avec David Sylvester (archives audio de la BBC)
Le site officiel consacré à Francis Bacon et à son studio.

Enfin, pour l’anecdote. En 1998, Daniel Craig, le nouveau 007, a incarné George Dyer et Derek Jacobi (Cadfael) Francis Bacon, dans le film de John Maybury, Love is the devil.

Deux personnages sur un lit avec témoins, d’Alain Absire
Fayard – 286 pages