Tout a commencé par un flash. Un jour, au Musée des beaux arts de Boston, Richard Powers découvre, fasciné, un cliché du photographe allemand August Sander, représentant trois fermiers endimanchés dans leurs plus beaux atours, sur une route de campagne boueuse, en partance pour un bal, quelques jours avant la déclaration de la Première Guerre Mondiale.
« Trois personnages marchent sur une route boueuse dans le soir qui approche, deux sont jeunes, l’autre d’un âge indéterminé. Le soleil s’attarde dans le ciel où il dépose en longs filaments une lumière pâle et incertaine. Le tissu noir des costumes se soulève aux épaules tandis que les marcheurs balancent les bras. Tous trois tiennent une canne, bien qu’aucun d’eux n’en ait besoin. Les cannes sont du dernier chic cette année, mais l’on dédaignera bientôt cet accessoire réservé aux boiteux et aux vieillards.»
«La légende sous la photo m’évoqua un souvenir : Trois fermiers s’en vont au bal, 1914. A elle seule, la date indiquait qu’ils ne se rendaient pas au bal auquel ils s’attendaient. Et moi non plus, je ne me rendais pas au bal auquel je m’attendais. On nous entraînerait tous, les yeux bandés, au milieu d’un champ, quelque part dans ce siècle torturé, et on nous ferait danser tout notre saoul. Danser à en tomber. »
Vélo pliable. en bon état.
A partir de cette photo, qui va bouleverser la vie du jeune écrivain en devenir et occuper deux ans de sa vie, Powers va tisser trois destins parallèles, à première vue sans lien les uns avec les autres, mais qui tous ont pour point commun la célèbre photographie de Sander.
Le premier personnage est le narrateur qui, comme Powers lui-même, après avoir vu le cliché de Sander à Detroit, va passer plusieurs mois à chercher jusqu’à l’obsession qui étaient ces trois fermiers sur la photographie.
Viennent ensuite ces trois fermiers dont on suit les péripéties pendant le premier conflit mondial en Europe.
Enfin, le troisième récit se concentre sur Peter Mays, journaliste informatique, qui part à la recherche d’une mystérieuse inconnue aperçue dans une rue du Boston des années 1980.
On trouve déjà dans ce premier roman certaines des marottes de Richard Powers qui ont fait la force du Temps où nous chantions : un récit foisonnant où se croisent personnages réels et imaginés, des destins éclatés dans le temps mais liés les uns aux autres d’une manière ou d’une autre, des réflexions philosophiques à propos des conséquences de l’Histoire sur les destins personnels, ou des effets des avancées technologiques et scientifiques sur l’humanité (les épigraphes placées en exergue de chaque chapitre sont de précieuses indications).
Par exemple, la formule de Charles Péguy qui veut que « Le monde avait davantage changé en trente ans que depuis la mort de Jésus-Christ »
, ou le principe d’incertitude du physicien Werner Heisenberg selon lequel il est impossible d’étudier quoi que ce soit ou qui que ce soit sans que le chercheur influe sur ce qu’il observe, sont prétextes à des digressions qui m’ont passionné.
De même, l’irruption de figures historiques dans le cours du récit donne lieu à des développements biographiques et historiques très riches, notamment sur August Sander, l’avénement de la photographie et son influence sur une nouvelle conception de l’art, Henry Ford et l’épisode du Bateau pour la paix, Sarah Bernhardt et sa carrière exceptionnelle…
Dans Trois fermiers s’en vont au bal, le style de Powers est déjà bien marqué. J’y ai retrouvé ce même plaisir, avec en plus, une pointe d’ironie que je n’avais pas décelée dans Le temps où nous chantions. « L’hiver venu, je reçus ma première augmentation, d’environ 2,5 %. Associée à une inflation de 14 %, celle-ci représentait une baisse de salaire assez considérable. Le directeur adjoint des ressources humaines (les gens, dans le jargon vernaculaire) s’empressa de m’assurer en privé que cette augmentation ne reflétait pas la qualité de mon travail. Il me confia que j’étais l’un des rares à faire le poids dans le service. Mais il est vrai que j’ai toujours été un peu léger pour mon poids. »
Y’a pas photo. Alors, Trois fermiers s’en vont au bal, nouveau chef d’œuvre à placer aux côtés du Temps où nous chantions ? Il s’en est fallu de peu pourtant, mais Trois fermiers s’en vont au bal souffre d’un grave défaut : un récit souvent flou qui rend la lecture fastidieuse, surtout dans le premier tiers du roman (peut-être est-il plus fluide quand on le lit d’une traite ?).
On a beau passer régulièrement d’un destin à l’autre à chaque chapitre, j’ai eu vite fait de m’y perdre dans les personnages, d’autant que plusieurs portent un prénom identique ou que d’autres ont un arbre généalogique tortueux, difficile à suivre. J’ai eu un mal fou à m’immerger dans le récit et j’ai décroché plusieurs fois. Toutefois, une fois le roman bien entamé, j’ai réussi à trouver mon rythme de croisière et à profiter pleinement de ma lecture. Même l’histoire qui se déroule dans la rédaction du magazine de Boston, qui m’était la plus pénible, a fini par m’emporter.
Pour en savoir plus sur August Sander et sur ses photographies (je vous fais grâce du Slide).
Les billets de Florence Lorrain et de Lisa.
Trois fermiers s’en vont au bal, de Richard Powers
Traduction : Jean-Yves Pellegrin
10/18 – 515 pages