pamuk-nom-rougeA Istanbul, en cet hiver 1591, monsieur Délicat, honorable enlumineur au grand atelier du sultan, git le crâne fracassé au fond d’un puits. Or, il s’avère très rapidement que Délicat, avec quelques uns de ses collègues de l’atelier, participait dans le plus grand secret à l’élaboration d’un ouvrage à la réputation sulfureuse, à la gloire du Sultan.
Qui l’a assassiné ? Et pour quels mobiles ?

Vélo pliable appartenait à un homme âgé servi quelque fois. Pratiquement neuf.

Comme les miniatures réalisées par étapes successives sous la direction du Grand Maître de l’atelier, par les peintres, enlumineurs, doreurs, et calligraphes, le récit de Mon nom est Rouge est l’œuvre d’une multitude de narrateurs : personnages vivants ou morts, animaux, objets, le diable, la couleur rouge…

C’est un vrai souk que ce Mon nom est Rouge ! On y trouve de tout : énigme policière, romance, contes et fables, reconstitution historique…, mais surtout une réflexion philosophique passionnante sur la peinture.
En ce XVIe siècle, tandis que l’école vénitienne utilise la perspective et cherche à être la plus fidèle possible à ce que voit l’artiste, l’école ottomane, elle, s’attache depuis toujours à représenter personnages et paysages non tels que les peintres les voient, mais tels qu’ils sont aux yeux de Dieu.

« Non seulement, en effet, (les Européens) s’attachent à montrer, à rendre – si j’ose dire – tous les détails de ces seigneurs, de ces prêtres, ou riches marchands, et même de leurs femmes – couleur des yeux, texture de la peu, contours particuliers des lèvres, effets d’ombre d’un décolleté, rides au front, bagues aux doigts, et jusqu’aux touffes de poils qui sortent des oreilles – mais ils les placent en plein centre de leurs tableaux, accrochent ceux-ci aux murs, à l’instar de leurs idoles, comme si l’homme, cette créature, appelait à se prosterner devant lui, et attendait un culte ! Or, l’homme est-il une créature assez importante pour qu’on dessine tous ses détails, y compris son ombre ? Si nous dessinons les maisons d’une rue selon la perception de l’homme, qui est fautive, elles iront diminuant de taille en proportion de la distance, et cela aussi ce sera donner à l’homme, abusivement, la place centrale qui revient à Dieu. »
« Un beau jour, expliquait-il, Dieu avait vu le monde dans sa perfection, et, confiant en la beauté qu’il de ce qu’il voyait, avait décidé de le léguer, sous cette forme, à ses serviteurs. Le devoir nous était échu, à nous peintres et amateurs, de rappeler, de nous rappeler ce paysage vu par Dieu dont se transmettait l’héritage. Les grands peintres, à chaque génération, se rendaient aveugles par le travail, faisaient le sacrifice de toutes leurs forces, de toute leur vie à la représentation de cette vision sublime, de ce qui avait été rêvé et vu par Lui. (…) Il ne leur était pas plus donné de contempler, au demeurant, les œuvres des prédécesseurs, parfois séparés par des siècles ; mais l’arbre, mais l’oiseau, le prince qui se lave au hammam, la jeune fille triste à sa fenêtre venaient toujours les mêmes sous leurs pinceaux, toujours pareils entre eux, toujours conformes au premier miracle, au modèle de la Création. »

Se pose alors la question du style et de l’originalité de l’artiste. En Occident, les artistes les plus renommés sont ceux qui ont réussi à imposer leur style. Ils signent même leurs œuvres, ce qui est inconcevable pour les turcs. Bien au contraire, les plus grands artistes orientaux sont ceux qui parviennent de mémoire, à reproduire à la perfection les mêmes modèles codifiés, le comble de la consécration pour eux étant de devenir aveugle (pour se détacher de la vision terrestre et ne se concentrer que sur la vision divine). Certains n’hésiteront pas à se crever eux-mêmes les yeux.
Pamuk puise son érudition dans son vécu : avant d’entrer en littérature quand il avait une vingtaine d’années, il voulait être peintre, et a passé des années, lui aussi, à reproduire des miniatures perses et ottomanes. D’ailleurs, il ne cache pas que certains passages de ce roman sont clairement autobiographiques (il va jusqu’à donner à son héroïne le prénom de sa mère, Shekuré, elle-même mère d’un petit… Orhan).

On le voit, à travers la peinture, ce sont deux visions du monde et de la société qui s’opposent. Car ici, ce ne sont rien de moins que l’Orient et l’Occident qui s’affrontent à grands coups de pinceaux.
Il y a également dans Mon nom est Rouge une satire politique d’un certain orient contemporain. L’art de la miniature ottomane étant intimement lié à l’adoration de Dieu, d’aucuns voient dans l’engouement pour l’école vénitienne une menace pour la religion. S’affrontent alors les partisans de la modernité et ceux de la tradition. « Et pourquoi pas faire confiance à Dieu, et peindre ce qu’il nous fait voir, au lieu de ce qu’Il ne veut pas qu’on voie ? » La censure et l’intégrisme ne sont pas très loin. Toute ressemblance avec des événements récents…

Le propos des deux livres étant semblables, on peut voir dans Mon nom est Rouge un Nom de la rose à l’orientale, aux doux effluves de Mille et une nuits (tradition arabe pourtant) : une multitude de personnages, de fréquentes adresses au lecteur des récits en tiroirs et des digressions à n’en plus finir. S’il possède de nombreux charmes, ce type de récit a aussi les défauts propres au genre : la psychologie des personnages n’est qu’esquissée, et certaines digressions sont parfois décourageantes (personnellement, l’épisode des caves du trésor du Sultan m’a semblé interminable).
Bref un roman foisonnant, très érudit, qui donne envie de se plonger dans un livre de miniatures ottomanes (on regrette même que le roman ne soit pas accompagné de reproductions des miniatures qui y sont décrites), et dont le véritable intérêt dépasse celui de la simple énigme policière.

Les avis de Papillon (pas le miniaturiste, la blogueuse !), d’Hervé, de Pascal et de Sylvie.

Un anachronisme m’a chiffonné.
Page 663, on peut lire : « J’ai sorti la cuirasse de sa housse, je me suis amusé follement je dois dire, à me faire corseter par ce brave Papillon dans le rôle du valet de chambre, à lui faire serrer mes lanières, aux épaules, bien fort “allez mam’zelle Scarlet”, et jusqu’en bas du dos. »
Or, il faudra attendre 1939, pour que Hattie McDaniel, (première femme noire à gagner l’Oscar du meilleur second rôle) interprète le rôle de Mammy dans “Autant emporte le vent” de Victor Fleming, et rende célèbre cette réplique de “mam’zelle Scarlet”.

Mon nom est Rouge, d’Orhan Pamuk
Traduction : Gilles Authier – Folio – 740 pages