yourcenar-oeuvre-noirSe taire ou mourir. Oser parler pour ne pas mourir.
Depuis la nuit des temps, la liberté d’expression est un combat qui ne se gagne qu’au prix de lourdes pertes.
Les récents exemples d’Anna Politkovskaïa ou de Robert Redeker témoignent, chacun à son niveau, que le combat n’est toujours pas gagné, même de nos jours, même en bas de chez nous.

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Dans L’Œuvre au noir, Marguerite Yourcenar nous conte la vie d’un de ces humanistes libres penseurs.
Après des études de théologie qui le laissent insatisfait, Zénon décide de parcourir l’Europe. Quelques années plus tard, devenu médecin, alchimiste et philosophe, il va être victime de l’obscurantisme et du fanatisme religieux qui règnent en maître sur cette Europe du XVIe siècle.
Au sortir du Moyen Age, l’Eglise voit en effet d’un mauvais œil quiconque remet en cause les dogmes qu’elle impose, et menace sa mainmise sur les populations et les esprits. Le moindre prétexte est alors débusqué pour prouver l’hérésie ou l’athéisme du malheureux, le vouant ainsi aux pires tortures, avant de finir supplicié sur le bûcher ou la roue.

Scientifique versé dans l’exploration du corps humain, de la botanique, des constellations, Zénon a publié quelques ouvrages qui lui vaudront d’être persécuté. Contraint à la clandestinité et à la fuite, il finit par s’installer sous un nom d’emprunt au couvent des Cordeliers de Bruges, où il soigne les malades. Avec le prieur du couvent, il a de longues conversations fortement teintées de philosophie lors desquelles il peut exprimer librement le fond de sa pensée.
A la mort du prieur, Zénon décide de quitter Bruges, mais en route, il renonce à son projet et s’en revient au couvent. Peu de temps après, plusieurs moines soupçonnés de se livrer à des cérémonies impies sont arrêtés. Dénoncé à tort par l’un d’eux, Zénon est emprisonné à son tour. Fatigué, il choisit de dévoiler sa véritable identité. Il se voit alors condamné pour hérésie. Toutefois, un prélat de ses connaissances lui fait savoir qu’il peut avoir la vie sauve s’il renie ses convictions…

Un peu de douceur dans un monde de brutes. Épidémies de peste, guerres barbares, famines récurrentes, la vie au moyen âge n’était pas un long fleuve tranquille. Et si on avait la chance d’être épargné par l’un de ces maux, la possibilité était grande encore de se retrouver consumé par les flammes de l’Inquisition.
Dans ce monde âpre et fortement intolérant se dessinent pourtant les prémices de la Renaissance et du monde moderne. Les avancées en matière de médecine notamment vont grandement participer aux changements à venir. Chez Zénon, cette étude approfondie du corps humain (les passages sur ses dessiccations et ses expériences sur la circulation sanguine sont passionnants) va de paire avec une meilleure connaissance de l’âme humaine.

Sorte de double médiéval d’Hadrien, Zénon est un personnage sage et ouvert d’esprit tout droit sorti de l’imagination de Yourcenar, mais il puise ses racines dans la synthèse de plusieurs personnages réels comme Erasme, Vésale, Ambroise Paré, Léonard de Vinci, ou encore Giordano Bruno.
A l’origine, L’Œuvre au noir, tout comme Mémoires d’Hadrien d’ailleurs, devait être une des constituantes d’une « ample fresque romanesque s’étalant sur plusieurs siècles et sur plusieurs groupes humains reliés entre eux soit par les liens du sang, soit par ceux de l’esprit ». « L’Œuvre au noir aura été (…) un de ces ouvrages entrepris dans la première jeunesse, abandonnés et repris au gré des circonstances, mais avec lesquels l’auteur aura vécu toute sa vie. »

L’Œuvre au noir est un roman érudit et dense, et sa lecture est parfois laborieuse, du moins en ce qui me concerne. A plusieurs occasions, il m’a fallu revenir sur certains passages que mon esprit dissipé rendait abscons, notamment dans la première partie (j’ai pris plus de plaisir à ses longues conversations avec le prieur ou à son procès que dans ses pérégrinations).
« Le plaisir est dans l’effort » dit on. J’ai effectivement retrouvé le plaisir (rare) de savourer les mots, les faisant tourner doucement dans ma bouche – et même parfois allant en chercher la signification dans le dictionnaire ! Le style est impeccable, ainsi qu’en témoigne cet extrait choisi :
« Son pouls, dont il avait si assidûment étudié les battements, ignorait tout des ordres émanant de sa faculté pensante, mais s’agitait sous l’effet des craintes ou de douleurs auxquelles son intellect ne s’abaissait pas. L’engin du sexe obéissait à sa masturbation, mais ce geste délibérément accompli le jetait pour un moment dans un état que son vouloir ne contrôlait plus. De même, une ou deux fois dans sa vie, avait jailli scandaleusement et malgré soi la source des larmes. Plus alchimistes qu’il ne l’avait jamais été lui-même, ses boyaux opéraient la transmutation de cadavres de bêtes ou de plantes en matière vivante, séparant sans son aide l’inutile de l’utile. Ignis inferioris naturae : ces spirales de boue brune savamment lovées, fumant encore des cuissons qu’elles avaient subies dans leur moule, ce pot d’argile plein d’un fluide ammoniaqué et nitré étaient la preuve visible et puante du travail parachevé dans des officines où nous n’intervenons pas. Il semblait à Zénon que le dégoût des raffinés et le rire sale des ignares étaient moins dus à ce que ces objets offusquent nos sens, qu’à notre horreur devant l’inéluctable et secrète routine du corps. »
Parler de la merde avec une telle élégance n’est-ce point un vrai tour de force ?

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Œuvre au noir, de Marguerite Yourcenar
Folio – 511 pages