Octobre 1927.
Un garçon d’une vingtaine d’années et sa sœur embarquent pour leur première traversée transatlantique. Direction : New York.
Ce frère et cette sœur, qu’unit une complicité quasi incestueuse, ce sont Klaus et Erika, deux des six enfants de Thomas Mann, l’auteur de la célèbre Montagne magique.
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Après le bide retentissant de leur dernière pièce et des déboires sentimentaux, ils profitent tous deux de l’invitation de l’éditeur new-yorkais de Klaus pour faire un break, larguer les amarres et découvrir le nouveau monde.
Un voyage qui ne se présente pas sous les meilleurs auspices puisqu’à l’annonce de l’arrivée imminente de Klaus, son éditeur lui demande de repousser son voyage. Bien décidé à partir, coûte que coûte, Klaus ignore le télégramme et embarque à la date prévue, avec sa sœur.
Voilà qui illustre à merveille l’état d’esprit insouciant et désinvolte qui habite les “enfants terribles” Mann. En voici un autre exemple :
« C’est aussi à Kyoto que nous nous sommes arrangés pour qu’André Gide et Annette Kolb découvrent ensemble le temple de Bouddha. Nous nous sommes soigneusement inscrits dans le livre d’or des visiteurs –mais sous leurs noms. D’une part, pour affoler le consul de France, dont nous savions qu’il était sur nos talons (il a dû se reprocher amèrement de ne pas avoir été au courant de la présence de Gide au Japon !) ; d’autre part, parce que nous trouvions que ces deux là devraient bien voyager ensemble et que nous aurions aimé les rencontrer ici. »
Pour gagner un peu d’argent et poursuivre leur périple à travers les États-Unis, Klaus prévoit de faire des conférences sur la jeunesse allemande et Erika, de lire de la poésie. Conscients que leur nom est un précieux sésame, ils n’hésitent pas, pour attirer l’attention des médias, à se faire passer pour des jumeaux. Ils passent leur temps « à faire le point »
, c’est-à-dire tenter de régler leur manque chronique d’argent. Ils devront souvent leur salut à des rencontres providentielles.
C’est ainsi qu’ils vont traverser l’Amérique d’est en ouest, aller à Hawaï, rejoindre le Japon, avant de traverser la Corée, la Russie, et rejoindre l’Allemagne via la Pologne, neuf mois plus tard.
Acquis de conscience. Malgré leurs allures légères d’enfants gâtés, privilégiés par leur naissance, Klaus et Erika Mann se montrent sensibles à la réalité sociale : discrimination raciale, partage des richesses, place de l’Europe dans le monde :
« Soyez plutôt recueillis en vous promenant entre ces immeubles incroyables et en contemplant ces perspectives rectilignes qui ont quelque chose d’un art gothique nouveau et austère : soyez recueillis et émus. Ce n’est que plus tard, quand vous vous serez promenés un certain temps, qu’il faudra évidemment vous mettre à contester les lacunes de la justice, le problème noir, la presse à sensation, la prohibition et le goût primaire des gens. Mais seulement quand vous vous serez promenés un bon moment. »
Cette prise de conscience sociale et politique va jeter les bases de leur futur combat contre le nazisme.
C’est à un voyage dans le temps, dans un monde pourtant pas si éloigné de nous mais définitivement disparu, que nous convie ce livre, très agréable, qui nous fait malheureusement prendre conscience que peu de choses ont réellement changé.
« Les temps sont proches où le concept de “distance” sera aboli. On disposera d’avions-fusées et il semblera incompréhensible qu’en 19287 on ait pu faire des trajets comme Hambourg-New York ou New York-Californie. Ces gens qui déjeuneront probablement à Paris, et prendront quelques heures plus tard le thé à Tokyo se retrouveront appauvris, privés d’aventures aussi fantastiques que mystérieuses. Et peu s’en faut que nous n’éprouvions déjà de la pitié pour eux. Reste à savoir quelles aventures inédites, et inimaginables aujourd’hui, attendent les générations de demain. »
A travers le vaste monde, de Klaus et Erika Mann
Traduction (Allemand) : Dominique-Laure Miermont et Inès Lacroix-Pozzi
Payot – 205 pages